La vie de Joseph
Conrad est celle d'un orphelin polonais, apprenti moussaillon, matelot, capitaine
britannique et créateur d'une uvre universelle autant que désespérée. Sa vie,
c'est vingt ans de jeunesse et d'apprentissage de la mer ; à peine vingt ans de
navigation sur les mers du monde, enfin vingt ans d'écriture acharnée et des romans
phares : Au cur des ténèbres, Lord Jim, Typhon, Victoire
Commandant un trois-mâts de la marine marchande chargé de traverser l'océan Indien, le futur écrivain Joseph Conrad séjourna deux mois à l'île Maurice. Il en rapporta un petit récit méconnu, mais envoûtant : Un sourire de la fortune, histoire de port. |
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Enfance et apprentissage
Teodor Josef Konrad Korzeniowski naît à Terechovann, près de Berditchev, le 3 septembre 1857. Il est donc sujet russe pour l'état civil de l'empire tsariste qui règne alors sur l'Ukraine. En réalité, le jeune Korzeniowski aurait dû être polonais Hélas, à sa naissance, Apollo et Ewa, ses parents, intellectuels et patriotes révoltés contre le joug russe, enduraient les rigueurs de l'exil et la déportation loin de Varsovie l'insoumise. L'enfant de six ans signe ses lettres à sa grand-mère ainsi : " Polonais, catholique et gentilhomme ". Il a huit ans quand Ewa, sa mère, meurt, emportée par la tuberculose. Apollo, traducteur de Shakespeare et de Victor Hugo, disparaît à son tour : à douze ans, le jeune Konrad est seul au monde. Un jour, feuilletant un atlas, l'enfant exilé au cur de l'Europe continentale avait posé son doigt sur les taches blanches des territoires inconnus de l'Afrique : " Quand je serai grand, j'irai là ! " En 1874, fidèle à sa promesse, l'adolescent de dix-sept ans dévale, euphorique, les escaliers de la gare Saint-Charles, à Marseille : il sera marin. Doté d'un petit revenu mensuel par son tuteur, l'oncle Bobrowski, le jeune déraciné trouve à s'employer comme pilotin à bord des trois-mâts vermoulus de la compagnie de César Delestang. Un piètre armateur doublé d'un monarchisme hors du temps. À Marseille, l'apprenti aurait pu rencontrer le marchand Arthur Rimbaud qui traînait en ville, épuisé, malade. Par contre, il fréquentera des " communards " affichés, des poètes anarchistes, des journalistes radicaux, mais un marin corse surtout, Dominic Cervoni, son initiateur. Devenu écrivain, beaucoup plus tard, celui qui signera désormais Conrad s'inspirera de cette haute figure méditerranéenne pour composer les principaux personnages de son uvre, Lord Jim ou Nostromo. Jusqu'à son dernier souffle, Conrad se revendiquera d'une latinité amoureuse acquise durant ce long séjour marseillais et provençal. Quinze années sur les océans Au départ de la Joliette, à
Marseille, le gamin embarquera pour les Antilles. Apprenti, il vivra son premier naufrage,
connaîtra les routes agitées du golfe de Gascogne et de l'Atlantique Nord. Mais tout
commence vraiment en juin 1878. Matelot, il monte à bord du Mavis, un bâtiment
britannique qui s'en va " tourner " à Constantinople. Quelques mois
plus tard, il a vingt-et-un ans quand, pour la première fois, il pose le pied sur le sol
anglais. En quinze ans, il gravira tous les échelons de la carrière de navigateur. |
L'adieu aux navires
À Bruxelles, il décroche un étrange engagement grâce à l'entremise d'une lointaine parente par alliance Marguerite Poradowska, née Gachet, est la sur du médecin et ami de Van Gogh. La " chère tante " prend le jeune Polonais-Anglais sous son aile. Riche bourgeoise, veuve d'un politicien belge, Marguerite, fameuse dilettante, est elle-même auteur de romans populaires, édités à la librairie Hachette, à Paris. Outre l'influence apaisante qu'elle exerce sur ce " neveu " sauvage, elle lui obtient, grâce à ses relations, un emploi de marin d'eau douce au Congo. Conrad devient capitaine d'un steamer en loques, Le Roi des Belges, qui exécute des navettes sur le fleuve entre Léopoldville et les chutes Stanley. Expérience déprimante. À trente-trois ans, le marin doute de sa vocation Malade, épuisé, il prend en horreur les colonisateurs belges : " Ils recrutent leurs "lanciers" sur les trottoirs de Bruxelles et d'Anvers, parmi les souteneurs, les sous-offs, les maquereaux, les petites frappes et les ratés de tout bord ", écrira-t-il. Affaibli par des crises violentes de paludisme, il rentre à Londres en 1891. Là, il est hospitalisé. Désespéré, d'une santé désormais chancelante, sans argent et sans avenir, il s'engage à bord du Torrens pour deux voyages australiens. En 1893, il fait des adieux définitifs aux océans. L'aventure littéraire La maladie lui laissera bien peu de répit pour écrire. Conrad souffre de la goutte - l'alcool -, de fièvres paludéennes, de rhumatismes articulaires et de dépressions sans fin. En désespoir de cause, désargenté, seule l'écriture lui permettra de survivre. Le 24 avril 1894, il achève La Folie Almayer et signe Joseph Conrad pour la première fois. La littérature française, ses lectures de Maupassant, de Daudet, les souvenirs, les rencontres passées, les mille destins croisés lors des longues escales, les récits entendus sur les quais des ports d'Asie et de Méditerranée peuplent ses songes. Dès son premier livre, H.G. Wells voit en lui " l'un des plus grands romanciers contemporains ". En 1896, il épouse Jessie Emmeline George, une jeune employée de bureau. Un coup de tête plutôt qu'un mariage d'amour. Et Conrad écrit, tel un forçat. Alors qu'il pense en français, il s'efforce peu à peu d'écrire en anglais, une langue qu'il étudie en autodidacte. En moins de vingt ans, il va composer une uvre majeure de l'histoire de la littérature. Pour le prix Nobel de littérature, l'Argentin Jorge Luis Borges, il est " l'étrange bienfaiteur ", l'écrivain capital, plus grand même que Cervantès. L'épopée, ce nerf du romanesque, n'est-elle pas au cur de son uvre ? Textes courts, romans brefs et romans-machines se succèdent. Conrad s'inspire des événements de son temps, ainsi de l'anarchisme, de l'impérialisme, mais il transmue ce réel dans les dilemmes de l'être humain confronté à la trahison de ses idéaux et à la nécessité d'une rédemption morale. Avec Jeunesse, en 1898, le personnage de Marlow apparaît dans l'uvre. Conrad écrit sans relâche, déménage souvent des maisons qu'il loue dans le Kent, se rapprochant toujours plus de ses amis et voisins, Henry James, Cunninghame Graham, Wells, Ford Maddox Ford. Lord Jim, une histoire courte, devient peu à peu un énorme roman : " Je suis vieux, malade, endetté, mais dernièrement, j'ai découvert que je pouvais encore écrire - ça vient ! ça vient ! -, et me voilà jeune, vaillant et riche ! ". En 1903, il a quarante-six ans quand il entreprend l'immense Nostromo, l'un de ses chefs-d'uvre, écrit en huit mois seulement. À partir de 1906, prématurément usé, il séjourne à Montpellier. La France méridionale lui manque, la Méditerranée le hante. Il s'y repose de plus en plus souvent. Rudyard Kipling salue alors la publication de ses souvenirs, Le Miroir de la mer, qu'il tient pour " un diamant ". Ce n'est qu'en 1911 que l'écrivain, père de deux garçons, connaît un peu d'aisance financière. Grâce à l'édition des romans à New York. Alors, les Français Paul Claudel, André Gide, Valery Larbaud, Maurice Ravel et Paul Valéry lui rendent visite. Ses romans paraîtront sans discontinuer dans la NRF de Gaston Gallimard. En 1921, les Conrad traversent la France en automobile ; ils séjournent un trimestre à Ajaccio. Les dernières uvres de l'écrivain seront " françaises ". Avec notamment Le Frère-de-la-côte, dont l'argument se déroule sur la côte varoise, tout près du golfe d'Hyéres. C'est un succès commercial sans précédent. Le 3 août 1924, le " gentilhomme polonais " Joseph Conrad meurt dans sa propriété d'Oswalds, Kent. Il repose au cimetière de Cantorbery. La vie, les choses Conrad moraliste : Conrad marin : Conrad voyageur : Alain Dugrand |
Joseph Conrad séjourna près de deux mois à
l'île Maurice, en octobre et novembre 1888. Il ne fit pas de la bronzette sur les plages
(le tourisme mauricien était inexistant en ces temps-là), mais comme tout officier de la
marine marchande britannique, il y débarqua et embarqua de la marchandise. Un travail de
routine, en somme. Personne, à cette époque, ne l'appelait Monsieur Conrad, car il
était encore un inconnu. On le connaissait plus sous le nom de Capitaine Korzeniowski,
son patronyme d'origine polonaise. Il assurait le commandement du trois mâts barque
Otago, qu'il avait ramené de Bangkok (Siam) à Melbourne en Australie. Pour Conrad, cette
nomination au poste de commandant avait été tardive. Le jeune homme y vit une sorte de
récompense, mais aussi une mise à l'épreuve, car, jusque-là, il avait fait sa
carrière de marin comme second. Après avoir navigué pendant des semaines sur l'océan Indien, l'Otago s'arrêta donc à Port-Louis. Port-Louis à cette époque n'était qu'une forêt de hauts mâts et de voiles, un grand port des mers du Sud. Les navires se serraient les uns contre les autres le long des quais. Les marins aux yeux harassés de fatigue débarquaient avec bonheur à Mauritius, car cette " Calypso des mers du Sud ", comme l'avait surnommé Suffren au siècle des Lumières, avait le génie de réparer les hommes par sa douceur. Le capitaine amoureux Le capitaine Korzeniowski rencontra
d'abord Krumpholtz, l'affréteur, mais seulement quelques minutes par jour. Les
obligations commerciales l'ennuyaient, et il les accomplissait par devoir. Il eut aussi
affaire aux agents maritimes dans les bureaux de Blyth Brothers (puissante agence de
courtiers maritimes qui existe toujours aujourd'hui). On sait par son biographe
américain, F.R. Karl, qu'il fit la connaissance de Gabriel Renouf, le descendant d'une
vieille famille créole (et française) de l'île. Conrad se lia d'amitié avec celui-ci.
On lui présenta les trois surs et les deux frères Renouf. La maison Renouf ne
manquait pas de charme et elle devint le nid du jeune capitaine de trente ans en escale.
Conrad les invita à prendre le thé au jardin des Pamplemousses, où Bougainville avait
déposé sa bougainvillée en 1768 et que Charles Baudelaire avait admiré en 1841. Il les
reçut une autre fois à bord de l'Otago. Privé de compagnies féminines, comme peuvent
l'être les marins et les moines, Korzeniowski courtisa Eugénie Renouf, une des
surs, à qui il proposa même le mariage. Mais Eugénie refusa, car elle était
déjà fiancée avec un pharmacien qu'elle épousa deux mois plus tard (début 1889). |
Le vieux registre des archives Avant de repartir, le capitaine Korzeniowski signa le registre maritime de Port-Louis le 20 novembre 1888. Ce registre toujours conservé aux Archives nationales de l'île Maurice, n'est pas consulté fréquemment. Nous l'avons retrouvé sur place, enfoui sous des kilos d'archives poussiéreuses, grâce à la diligence d'une charmante archiviste mauricienne. À la vue de ce document original portant plusieurs fois son nom écrit de sa main, tout admirateur de Conrad ressent quelque chose de particulier. Quelques lettres noires sur un registre vieux de plus de cent dix ans suffisent à l'envol de l'esprit et de l'imagination. C'est la magie des archives. On remonte dans le temps. On a vraiment l'impression que Conrad est encore dans cette pièce, attendant de son air sévère d'être délivré de cette formalité avant de reprendre la mer. Celui qui allait devenir quelques années plus tard Joseph Conrad, un des géants de la littérature mondiale, a laissé sa signature sur le petit livre des marins et dans le grand livre des écrivains. Tracée d'une écriture ample et décidée, cette signature impétueuse est à l'image de ce capitaine artiste. Et l'Otago quitta Port-Louis le 22 novembre, à destination de Melbourne, emportant dans ses cales, comme le prouve le registre que nous avons eu en main, 347 tonnes de marchandises dont une tonne de mélasse (du sucre en fait) et 40 livres de thé (il est toujours délicieux). Un détail amusant, le registre précise : " no guns ", pas d'armes ! Un sourire de la fortune De son séjour à l'île Maurice,
Joseph Conrad n'a écrit qu'un seul texte : Un sourire de la fortune, histoire de
port. Il s'agit d'une longue nouvelle, autrement dit un petit roman où l'île
apparaît sous le nom de " perle de l'océan Indien ". C'est un des
romans les moins connus de Conrad. Comme la plupart de ses livres, ce récit romancé est
autobiographique. C'est en cela qu'il est intéressant. Contrairement aux préjugés,
Conrad n'a pas écrit que des histoires d'hommes, de bateaux et de marins. Voici une
brève histoire sentimentale dont l'héroïne est une femme troublante qui ne sort jamais
de chez elle, " la captive du jardin éternellement irritée ". Selon
F.R. Karl, le capitaine Korzeniowski fréquenta, en même temps que les surs Renouf,
une autre jeune fille qui se serait prénommée Alice. Ce serait celle-ci qui aurait servi
de modèle à l'héroïne de son roman. Olivier Page |
Lire Conrad - La plupart de ses romans sont disponibles en Folio Poche, en 10/18, au Livre de Poche ou dans la collection l'Imaginaire de Gallimard : La Folie Almayer, Un Paria des îles, Lord Jim, Une Victoire, Nostromo, Au cur des ténèbres, Jeunesse, Fortune - uvres complètes. Cinq volumes aux éditions Gallimard, collection La Pléiade. - Un sourire de la fortune, histoire de port, Joseph Conrad. Éditions Autrement (1996). - Joseph Conrad : trois vies. Biographie de Frederick R. Karl (Éditions Fayard-Mazarine) - Joseph Conrad, l'étrange bienfaiteur. Un récit biographique admiratif, par Alain Dugrand (éditions Fayard). Lire également la chronique du livre dans notre rubrique "Livres de route", ainsi que notre entretien avec Alain Dugrand. Sur le web Avis aux bilingues, beaucoup de sites dédiés à Conrad sont en Anglais. Pour les autres, il faudra se contenter de quelques pages web - Le site britannique officiel de la Société Joseph Conrad, qui encourage l'étude de son uvre. - Il existe également une Société Joseph Conrad américaine. - Le Centre d'Études sur Joseph Conrad, en Pologne, mène des recherches sur la vie et l'uvre de l'écrivain. - Une page (en Français) du Courrier de Varsovie, qui parle de la vie de l'auteur, originaire de Pologne. - Une page en Français qui, après une courte biographie, recense les adaptations cinématographiques de l'uvre de Conrad. |