ALGER - du 21 décembre [1869] au 3 janvier [1870]
Alger est une ville à la fois belle et curieuse, une de nos relâches les plus intéressantes.
Les quartiers y sont remarquablement beaux ; le boulevard de l'Impératrice, vraimment imposant avec ses grands hôtels alignés dans le style Haussmann ; la place du Gouvernement rappellerait assez bien les magnificences parisiennes, sans les allées de palmiers qui la décorent ; la rue Bab Azoum, ses grands et riches magasins, ses porches toujours encombrés de passants affairés, rappelleraient sans trop de désavantage la rue de Rivoli, si on n'y coudoyait, à chaque pas, de grands diables d'Arabes, encapuchonnés et malpropres.
En somme ce n'est pas là notre paris, il y manque je ne sait quoi d'essentiellement parisien qui n'a jamais été bien défini et qui fait qu'on peut, sans s'ennuyer, flâner des jours entiers sur les Boulevards, tandis qu'on s'ennuie pas mal, à battre le pavé d'Alger.
Heureusement la Kasbah est là, la vieille Kasbah originale et bizarre, avec ses rues extravangantes, qui montent, descendent, et se tordent en tous sens. Les maisons arabes ont la propritété de s'extravaser par le haut, au moyen d'une infinité de petites constructions secondaires qui s'appliquent capricieusement le long des muraillles, et grimpent les unes sur les autres, sans autre but apparent que celui d'encombrer la voie publique ; aussi dans ces rues étroites, où deux personnes pourraient à peine passer de front, les maisons s'enchevêtrent ensemble de chaque bord, et il y fait souvent nuit complète.
On rencontre là-dessous des quantités d'Arabes toujours très majestueux et très malpropres ; des femmes mauresque en pantalons courts, qui se cachent par excès de pudeur.sous leurs burnous de soie blanche et ne montrent que ce qu'elles ont de plus beau, leurs grands yeux peints et lascifs.
Quand on a réussi à se faire ouvrir la petite porte d'une des maisons de la Kasbah, on se trouve généralement dans une cour environnée de colonnades mauresques, au milieu de laquelle s'élève une fontaine de marbre, toujours jaillissante sous un massif de bananiers. Et dans ces maisons, à l'aspect si caduc et misérable, il n'est pas rare de rencontrer tout le luxe de l'Orient, les voûtes de porcelaine brillante, surchargées d'arabesques, les arcades légères et dentelées, les tapis épaix et soyeux de la Turquie. Sur des coussins brodés d'or et d'argent, sont accroupies des femmes en veste dorée, non plus voilées mais portant gracieusement sur l'oreille la toque mauresque. Tout ce luxe brille suvent à peu de frais, mais il charme par son cachet original et le soin que mettent les Arabes à le cacher à tous les yeux au fond de leurs maisons délabrées, lui prête un charme légèrement merveilleux.
La nuit, la Kasbah est plus charmante encore ; les cafés sont ouverts, les Arabes alignés le long des murailles fument avec gravité et boivent dans des tasses microscopiques ; les marchands illuminent leurs boutiques pittoresques, de clinquant, de bijoux, de gâteaux, de fruits, ces étalages se font par terre, ils encombrent la rue et les passants marchent dedans ...
Le tableau est tout oriental et on peut, sans grands frais d'imagination, se croire transporté sur le théâtre féerique des mille et une nuits.
La Kasbah renferme plusieurs mosquées qui n'ont rien de remarquable ; mais en revanche le service religieux qu'on y célèbre est un très amusant spectacle ; il m'a paru composé essentiellement d'une suite de plongeons et de ruades, effectués avec ensemble par tous les fidèles, au son d'une voix criarde et plaintive.