Un
dossier réalisé par Jean-Luc Bitton
" Je continue sans escale
vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour
sauver mon âme. " À l'aide d'un lance-pierres, Bernard Moitessier catapulta ce légendaire message sur la passerelle d'un pétrolier. Avec son fameux bateau Joshua, il se trouvait alors en tête de la première course en solitaire autour du monde. Tournant le dos aux honneurs de la victoire, le navigateur décide de ne pas rentrer, de poursuivre le voyage vers le soleil du Pacifique, de continuer sa " longue route " dont il sortira transformé à jamais. Portrait de ce vagabond des mers du Sud pour qui l'aventure de l'écriture sera aussi importante que celle de la navigation : " Libre à droite, libre à gauche, libre partout "
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Une jeunesse indochinoise " En ce temps, le Viêt-nam s'appelait l'Indochine. " Bernard Moitessier naît en 1925 à Hanoi. Il passe son enfance à Saigon à l'ombre des manguiers et tamariniers avec ses frères Jacky, Francou, Gilbert et sa sur Babette. Son père s'occupe d'une maison de commerce florissante. Il achète des terres pour planter des caféiers et créer des rizières. Moitessier, le fils d'agriculteur, fera sa première évasion en mer à bord d'une jonque. Première navigation de nuit avec les étoiles comme guide, pour rejoindre l'île de Tamassou. Ce voyage d'une quarantaine de milles, avec, à l'arrivée, le soleil levant sur le golfe de Siam, donnera à l'adolescent le virus de la mer. En 1945, à l'âge de vingt ans, Moitessier connaît les horreurs de la guerre avec le combat fratricide entre les Français et les Vietnamiens. Il s'engage aux côtés de l'armée française pour combattre les communistes vietnamiens. Le respect de la vie des autres le pousse à détourner son fusil quand l'ennemi se présente dans sa ligne de mire. Après la guerre, Moitessier quitte l'entreprise familiale, prospère pour se mettre à son compte dans une affaire de cabotage à la voile. Sans succès. Il part alors six mois en Europe qu'il découvre avec émerveillement. À bord du paquebot qui le ramène à Saigon, il rencontre son premier amour dont son premier bateau portera le nom : Marie-Thérèse. Les fiançailles sont aussi rapides que la rupture. Il est trop tôt pour se fixer avec femme et enfants. L'appel du large est plus fort. Escales et naufrages À vingt-six ans, c'est enfin le premier vrai grand départ, sur le Snark, un vieux bateau en bois en compagnie de son ami Deshumeurs. Les navigateurs en herbe veulent rejoindre l'Australie. Après avoir traversé le golfe de Siam et une escale à Singapour et aux îles Anambas, ils se retrouvent bloqués en Indonésie, faute de visas valides. Six mois plus tard, c'est le retour à Saigon, dépités mais heureux d'avoir vécu l'aventure. Revenir pour mieux repartir. Un départ en solitaire, sans le sou, avec le strict minimum sur la jonque Marie-Thérèse pour un long périple dans l'océan Indien qui mènera le navigateur de Kampot en Indochine jusqu'à l'atoll de Diego Garcia où, après quatre-vingt-cinq jours de mer, le bateau fera naufrage sous la violence de la mousson. Une longue escale forcée de trois ans où Moitessier exercera divers métiers pour se renflouer financièrement : charbonnier, pêcheur à l'île Maurice et conférencier Toutes ses économies seront alors dilapidées dans la construction d'un nouveau bateau, un ketch de 8 m, Marie-Thérèse II, sur lequel il embarquera le 2 novembre 1955 pour une nouvelle aventure maritime. Très vite, le manque d'argent le forcera à jeter l'ancre sur les côtes d'Afrique du Sud. Les poches pleines à nouveau, Moitessier reprend la route pour finalement connaître un nouveau naufrage aux Antilles qui l'oblige à tourner le dos à ses rêves et à rejoindre la France comme matelot sur un pétrolier. |
Naissance d'un écrivain À trente-quatre ans, sans métier ni diplômes, Moitessier repart à zéro. Dans sa chambre de bonne parisienne, il médite sur ses mésaventures successives. Pour survivre, il accepte un job de visiteur médical. Un journaliste lui conseille d'écrire un livre dans lequel il raconterait ses joies et ses infortunes de navigateur solitaire. Ce sera Vagabond des mers du Sud, écrit dans les chambres d'hôtel et les cafés de province. Le livre publié en 1960 chez Flammarion dans la collection " L'aventure vécue " aura des milliers de lecteurs. Deux d'entre eux proposent gracieusement leurs services au navigateur pour construire un nouveau bateau. Baptisé Joshua en hommage au célèbre marin Joshua Slocum, le voilier de 12 m fait ses armes dans une école de croisière en Méditerranée. Puis Moitessier avec sa compagne Françoise met le cap sur Tahiti via l'Atlantique et le Pacifique. Le voyage du retour est un exploit sans précédent dans le monde maritime : 126 jours de mer, sans escale, par la route difficile et dangereuse du légendaire cap Horn. L'éditeur Jacques Arthaud publiera le récit de cette aventure hors du commun sous le titre : Cap Horn à la voile. Un écrivain est né. La course folle Alors qu'il rejoint son bateau en rade à Toulon, Moitessier est abordé par un journaliste du Sunday Times qui lui propose de participer à la première course en solitaire et sans escale. Le journal londonien, sponsor de l'épreuve, lui a donné le nom de Golden Globe. Le règlement est simple : chaque navigateur engagé dans la course devra faire un tour du monde en solitaire par les trois caps sans toucher terre, sans aide extérieure ni ravitaillement. Le premier à franchir la ligne d'arrivée encaissera la coquette somme de cinq mille livres sterling et le trophée du Golden Globe. Après avoir envoyé balader le journaliste, Moitessier accepte de participer à la course sans cacher son mépris pour ce genre de compétition. Il n'a rien à prouver, ce sera sa course. Cet été 1968, neuf navigateurs s'élancent autour du monde sur des petits voiliers équipés d'un simple sextant pour se positionner et d'un poste radio pour communiquer que certains comme Moitessier refuseront d'embarquer. Jamais un tel défi n'avait été relevé. Une course folle qui restera la plus grande aventure maritime de tous les temps. Seul entre mers et ciels Le 22 août 1968, Moitessier quitte Plymouth en Angleterre à bord du Joshua. Il est âgé de quarante-quatre ans et file à sept nuds dans un brouillard absolu vers le plus long voyage en solitaire de sa vie. Tel un éclair, il traverse l'océan Atlantique laissant loin derrière lui les autres concurrents comme Chat Blyth qui apprendra à naviguer dans les Quarantièmes Rugissants ! Le 24 octobre, Joshua franchit le cap de Bonne-Espérance pour continuer sa route sur l'océan Indien en direction de l'Australie. Six mois ont passé quand le ketch d'acier passe le cap Horn. " Joshua fonce vers le Horn sous l'éclat des étoiles et la tendresse un peu lointaine de la lune Je ne sais plus très bien où j'en suis, si ce n'est que nous courons depuis longtemps au-delà des frontières du trop. " En France et en Angleterre, le navigateur solitaire est d'ores est déjà considéré comme le vainqueur de la course. On s'apprête à lui envoyer une armada de bateaux pour l'accompagner jusqu'à Plymouth. Le 18 mars, alors qu'il atteint les côtes de l'Afrique du Sud, qu'il vient de boucler le tour du globe, Moitessier annonce officiellement (avec un lance-pierres) sa décision d'abandonner la course pour " sauver son âme " et poursuivre sa " longue route ". Rentrer déjà, écrira-t-il dans ses mémoires, reviendrait à n'être jamais vraiment parti. Il laisse derrière lui les honneurs et l'argent pour mettre le cap vers le soleil, vers les îles du Pacifique. Enfin Tahiti, où il accostera après dix mois de navigation sans toucher terre et l'exploit d'avoir réalisé un tour du monde et demi. L'épilogue de la course sera tragique. Un seul des concurrents franchira la ligne d'arrivée. L'un d'entre eux, Crowhurst, se suicidera après avoir fait croire qu'il était en tête de la course alors qu'il errait le long des côtes La folie et la mort avaient dominé le Golden Globe. Moitessier s'en était détourné pour réaliser son rêve de liberté. |
Un goût de paradis Durant deux ans, dans la cale de son
bateau en mouillage à Papeete, Moitessier écrira son troisième livre, La longue route,
le récit de ses dix mois passés seul en mer. Un dur labeur littéraire pendant lequel il
rencontre sa seconde femme, Iléana. Leur fils Stéphan naît en 1971. La petite famille
décide de repartir avec Joshua. Un voyage de deux ans avec escales en Nouvelle-Zélande,
Paris et Jérusalem, puis le retour en Polynésie sur l'atoll de Ahé. Le naufrage de Joshua En 1978, le marin nomade s'installe à Moorea où il rencontre le véliplanchiste Arnaud de Rosnay qu'il conseille pour son expédition en planche à voile des Marquises à Hawaï. Après dix années passées en Polynésie, las de la torpeur tropicale, Moitessier part à San Fransisco, dans l'idée aussi de se renflouer financièrement. Le fidèle Joshua malgré les blessures de l'âge accoste Sausalito après trente-huit jours de traversée. Dans cette bourgade dans la baie de San Francisco, Moitessier n'aura que des déconvenues. La terre promise s'avère ingrate envers le navigateur. Après avoir réalisé quelques maigres économies en exerçant des petits boulots, il songe à mettre le cap vers le Mexique. Un admirateur incongru aux cheveux hirsutes lui propose alors 30 000 dollars pour l'emmener à Tahiti et lui apprendre à naviguer. L'inconnu salutaire n'est autre que l'acteur Klaus Kinski, le conquérant génial du film de Werner Herzog, Aguire, la colère de Dieu. Au dernier moment, pour des raisons de tournage, le comédien annule le voyage, mais demande tout de même à Moitessier de l'embarquer avec lui jusqu'au Mexique. Au large des côtes mexicaines, le navigateur invite Kinski à rester quelques jours en plus sur Joshua pour parfaire son apprentissage. Un brusque et inhabituel cyclone force Moitessier à débarquer le comédien sur la terre ferme d'où il assiste au naufrage de Joshua. Au dernier moment, Moitessier abandonne son bateau pour rejoindre Kinski sur la plage. Ce sera la fin de Joshua pris dans les éléments déchaînés et la colère des dieux de la mer |
Un nouveau départ L'écho du naufrage de Joshua s'est répercuté dans le monde entier. La solidarité des gens de la mer et des amis fidèles permettent à Moitessier de construire un nouveau bateau qu'il baptise Tamata. En 1982, il hisse les voiles pour Hawaï, puis Tahiti et Papeete. Il y rencontre Véronique sa dernière compagne qui l'incite à faire escale à Issy-les-Moulineaux, en banlieue parisienne. L'aventure continue à terre avec l'écriture de ses mémoires. Une aventure qu'il juge aussi rigoureuse et difficile que celle de la mer. Méthodiquement, il rassemble ses souvenirs, prend des notes, hésite, rature Six années seront nécessaires pour mener à terme Tamata et l'Alliance. La " bête " Lors de la rédaction de son livre, Moitessier apprend qu'il est atteint d'un cancer de la prostate. Il songe même à confier l'achèvement de Tamata à son ami Dominique Charnay. Il décide alors de combattre la " bête " avec autant d'acharnement dont il faisait preuve face à des vagues de 25 m dans les mers démontées. Il visite la Bretagne où il retrouve des vieux amis comme Jean-Yves Le Toumelin, un autre grand navigateur solitaire qui, avec son voilier Kurun fit un tour du monde en 1949 ! Retrouvailles également avec son Joshua acquis et restauré par le musée maritime de La Rochelle. En février 1992, il remet enfin à Charles-Henri Flammarion le manuscrit de Tamata et l'Alliance. Les dernières pages seront écrites au bord du lagon de Raïatea, près de Bora Bora. La boucle est bouclée. Elle le sera vraiment quand Moitessier pour la revue Voiles et Voiliers réalise un court voyage au Vietnam. La maison familiale est en ruines. Au bord du golfe de Siam, le navigateur retrouve quelques amis d'enfance. Peu sensible aux complaintes nostalgiques, il ne s'attarde pas, pressé déjà de repartir. Grâce aux droits d'auteur de Tamata, qui est en tête des ventes, il aide quelques personnes dans le besoin comme la navigatrice Anita Conti. Affaibli, il reçoit ses amis allongé dans un divan, avec un sarong autour de la taille. Le 16 juin 1994, il meurt chez lui, entouré de ses proches, dans la sérénité et la tranquillité. " La mort est naturelle, la vie est merveilleuse ", disait-il. Photographies: © Dominique Charnay (extraites de Moitessier, le chemin des îles aux éditions Glénat) |
Entretien avec Dominique Charnay Dominique Charnay est né à Tahiti en 1953. Journaliste, photographe, critique de cinéma, il est l'auteur de Moitessier, le chemin des îles aux éditions Glénat. Dans quelles
circonstances avez-vous rencontré Bernard Moitessier ? Quelles ont été
les réactions (médias, le monde de la mer, ses proches) quand il a décidé de quitter
le Golden Globe alors qu'il était en tête de cette course ? Est-ce qu'il est
possible aujourd'hui de suivre l'exemple de Moitessier ? N'était-il pas
considéré comme un marginal par les autres navigateurs qui ont fait carrière dans la
compétition ? Pourquoi avait-il
décidé à un moment d'offrir ses droits d'auteur au pape alors que la politique du
Vatican est plutôt en contradiction avec ses propres idées ? Moitessier a connu
une succession de naufrages et de problèmes financiers. Quelle a été pour lui la
période la plus douloureuse ? Et la période la plus heureuse ? Quels souvenirs
avez-vous gardés de vos navigations sur Joshua avec Moitessier ? Quels rapports
avaient-ils avec les officiels ? Le monde de la mer
s'est mobilisé quand il a perdu son bateau Joshua. Est-ce que cette solidarité
spontanée était la conséquence de la personnalité atypique de Moitessier ? Quels rapports
avaient-ils avec ses lecteurs et admirateurs ? Quels étaient les
projets qu'il aurait aimé réaliser ? Vous avez été son
confident durant les vingt dernières années de sa vie. Qu'est-ce qui vous a le plus
frappé chez l'homme ? Dans la quête de
Moitessier, n'y a-t-il pas la recherche d'une sorte d'Éden, un paradis impossible ? Quel serait
aujourd'hui le navigateur le plus proche de l'univers de Moitessier ? Quels conseils
donneriez-vous à des voyageurs qui voudraient partir sur les traces de Bernard Moitessier
? Propos recueillis par Jean-Luc Bitton |
Bibliographie de Bernard
Moitessier ·
Vagabond
des mers du Sud, éd. J'ai lu 3 935 (2001); éd. Arthaud (1988) ·
Cap Horn à
la voile, éd. J'ai lu 4 038 (2000); éd. Arthaud (2002) ·
La longue
route,
éd. J'ai lu 3 738 (2000); éd. Arthaud (2002) ·
Tamata et
l'Alliance,
éd. J'ai lu (1996); éd. Arthaud (1998) ·
Voile mers
lointaines îles et lagons,
éd. Arthaud (2002) Sur Bernard Moitessier ·
Moitessier,
le chemin des îles de Dominique Charnay, éd. Glénat (1999) ·
60 000
miles à la voile Françoise Moitessier de Cazalet, éd. L'Ancre de marine
(1999) Sur le Web ·
Une
page perso sur
Moitessier : biographie, résumé et extraits des uvres. ·
Un
site consacré à Alain Gerbault,
autre navigateur solitaire qui a influencé Moitessier. ·
Une
interview
avec Françoise Moitessier de Cazalet. ·
Pour
acheter un voilier, le site des petites annonces
du magazine Voiles et Voiliers. ·
WebVoile le
portail qui navigue
Un site assez complet sur l'univers de la voile : annonces,
convoyage, documentation, chantiers navals, météo, etc. ·
Un
site pratique qui
explique comment préparer un grand voyage en voilier autour du monde. Bon vent ! |