L'indispensable départ
Henry de Monfreid naquit en 1879 à Leucate, dans l'Aude. Son père,
George Daniel n'est pas démuni, mais il aime à côtoyer les
milieux artistiques parisiens de la fin du XIXe siècle. C'est aussi lui
qui donnera à Henry son premier contact avec la mer, en l'emmenant régulièrement
voguer pendant ses jeunes années. Les parents d'Henry se séparent
en 1892, et c'est sa mère, Amélie, qui en a la garde. Quelques
années plus tard, Henry tente le concours d'entrée de l'École
Centrale, qu'il rate de peu : Henry ne sera pas ingénieur, au désespoir
de sa mère. Il rencontre Lucie Dauvergne la même année.
Elle sera la mère de son premier enfant en 1905. Henry ne suit dès
lors plus la voie bourgeoise qui aurait pu être la sienne. Il travaille
tout d'abord dans le café, en tant que colporteur. Cette expérience
peu enrichissante à tous points de vue sera suivie de celle de chauffeur
de maître sur les premières automobiles, puis enfin d'un poste
de chimiste analyste pour Maggi. Au fil des années, sa position se stabilise
au sein de la firme suisse, et il prend du grade. Il s'installe à Fécamp
avec sa famille encore agrandie. La proximité de la mer a un effet immédiat
sur Henry qui pratique la navigation avec assiduité et s'aguerrit à
ce moment-là. Sa vie de couple bat de l'aile, et sa vie professionnelle
le barbe : seuls l'animent l'élément marin et le rêve naissant
d'un départ. Henry approche de la trentaine. En apparence, il a «
réussi », sa situation lui permet de subvenir aux besoins de sa
famille. Mais les choses se gâtent très vite lorsqu'il est renvoyé
de chez Maggi pour une histoire de lait frelaté. Dès lors, rien
ne le retient plus en France, ni même Lucie et ses enfants. Considérant
qu'il a raté sa vie, il va céder à l'appel du lointain
et partir pour les colonies, lorsqu'il tombe malade et est soigné par
Armgart Freudenfeld. On est en 1910, la France n'a toujours pas pris sa revanche
sur l'Allemagne depuis la défaite de 1870, la Grande Guerre approche
et Henry ne trouve rien de mieux que de s'amouracher de celle qui prend soin
de lui, la fille du gouverneur allemand de l'Alsace occupée
Son
départ est différé, mais effectif en 1911. Il part pour
Djibouti parce qu'un ami de son père lui a trouvé une place là-bas.
Le temps de la mue
Henry de Monfreid n'est pas arrivé sabre au clair à Djibouti,
prêt à mettre la mer Rouge à sac. Tout d'abord parce qu'il
n'a jamais été corsaire ou pirate, mais aussi, parce qu'à
son arrivée, il était comme n'importe quel colon. La vie dans
cette colonie brûlée par le soleil n'était pas plus aisée
pour lui que pour tout nouvel arrivant.
Comme le raconte son descendant Guillaume de Monfreid : « À travers
ses lettres, vous voyez la transformation. C'est très étonnant.
Au début, on a affaire à un gars comme vous et moi, français
moyen qui a essayé de gagner un peu d'argent, qui n'a pas vraiment réussi
et qui est parti aux colonies, comme beaucoup de monde à l'époque.
Quand notre homme arrive là-bas, il déteste d'abord : il fait
trop chaud le jour, il fait trop froid la nuit, on a la fièvre, il y
a les moustiques, on crève de soif, on risque sa peau à tous les
coins de rue, c'est horrible. Pendant deux, trois mois, il est très déçu
et il le dit.
Et petit à petit, il découvre la liberté. Au bout de six
mois, dans l'une de ses lettres, il dit déjà je ne serai
pas fichu de redevenir un Européen. »
Djibouti n'est pas réellement une colonie comme les autres. Djibouti
n'existe essentiellement que par son port donnant dans le golfe d'Aden, à
l'entrée de la mer Rouge. C'est un petit bout de terre aride, peuplé
de coloniaux fiers d'habiter dans la capitale de la « colonie des Côtes
françaises des Somalis ». Mais Henry comprend très vite,
par son travail qui l'amène à fréquenter les tribus indigènes,
et par son goût des femmes du cru, qu'il existe une alternative au port
du casque colonial. Le premier symbole chéri des coloniaux qu'il rejette
sera celui-ci. Ce ne sera que le premier rejet d'une longue série
« Il ne supportait même pas sa chemise sur le dos, parce que c'était
déjà une contrainte. Quand vous raisonnez comme ça, il
est clair que vous avez du mal à vous insérer en société.
Et les coloniaux qui avaient des schémas tout faits sur ce que l'on devait
faire, ne pas faire, n'ont pas supporté de voir un type de cette nature.
»
Les distances que prennent avec lui les colons achèvent de le libérer
de son mode de vie passée.
Diré-Daoua, en Abyssinie, l'accueille pendant deux ans. Il y effectue
son travail de courtier en café, sans grande passion. Mais il découvre
vite l'intérêt des cultures des ethnies locales Danakil, Gallas,
Issas ou Afars. Il apprend l'arabe et entame son premier trafic d'armes en parallèle
à son travail avec son concurrent et ami, Lavigne. La mer est encore
loin d'Henry, mais elle l'attend, fidèle. Il la retrouve deux ans plus
tard, en 1913, à l'occasion d'un changement de poste.
« Sa transformation se voit dans ses lettres, mais pas du tout dans ses romans. En effet, la première ligne des Secrets de la mer Rouge, commence par : Non monsieur, vous n'irez pas à Tadjoura !. Mais quand vous lisez cette phrase-là, cela fait déjà trois ans qu'il est sur place ! Il fait un pied de nez au gouverneur en pensant à peu près ceci : Cause toujours, tu m'intéresses, tu ne veux pas que j'aille à Tadjoura, mais j'y vais dans cinq minutes, tu pourras dire tout ce que tu veux »
Enfin sur la mer Rouge
L'année
1913 voit plusieurs changements importants dans la vie de Henry. Il cesse en
premier lieu de travailler pour Guigniony, qui l'embauchait depuis son arrivée
à Djibouti. Puis, il part en France. À cette occasion, il se marie
en août avec Armgart Freudenfeld, la fille de l'administrateur allemand
de l'Alsace. Depuis les soins qu'elle lui avait prodigués avant son départ
de France, en 1911, une complicité grandissante était née.
Henry repart à Djibouti en octobre, sans Armgart, mais avec des armes,
commandées auprès d'un fabricant français. Ses objectifs,
une fois de retour, sont clairement définis : ses activités se
feront sur la mer Rouge. La raison en est simple, au-delà de la passion
d'Henry pour l'élément marin : les côtes de cette mer abritent
de nombreuses ethnies (d'abord yéménites) demandeuses en armes,
quant à ses eaux, elles sont propices à la culture perlière
qu'Henry veut pratiquer.
Pour ce faire, Henry acquiert un boutre, un petit bateau traditionnel, le Fat
el-Raman. Il l'améliore. Par la suite, s'improvisant architecte naval,
Henry en concevra et en construira plusieurs autres, se constituant une véritable
flottille. Mais au commencement, Monfreid a besoin d'un équipage. Il
ne recrute que des indigènes, dont celui qui sera son nacouda et lui
restera fidèle pendant deux décennies : Abdi.
1913 marque une rupture : la mue est terminée. Sa première expédition est pour les îles Dahalak. Cet archipel est à près de 500 km de Djibouti. C'est un voyage dangereux pour une première aventure.
Henry et ses hommes
Henry est le maître à bord de son boutre. Cependant, il n'aura jamais avec les indigènes le comportement abusif d'un colonial. Le rejet des conventions européennes, qui l'ont fait se tourner vers les autochtones, lui a ouvert les yeux.
« Qu'il arrive à penser comme un indigène, à voir toutes leurs richesses, c'est cela qui fait son côté exceptionnel. Et les coloniaux en sont incapables. Comme il l'a écrit dans son journal, ils ne rêvent que de Pernod, Manille et bouteilles de champagne. Ils s'ingénient d'ailleurs à faire une frontière entre eux et les indigènes. Alors que Henry s'ingénie à supprimer toutes les frontières. Bien plus que Rimbaud. Car Rimbaud, quand vous lisez ses lettres, vous vous apercevez qu'il commande des malles entières de bouquins en France. Henry, jamais. Même si dans les premières lettres, il dit à son père "envoie-moi tel journal", au bout de huit mois, c'est fini, ça ne l'intéresse plus : son centre d'intérêt a changé. De ce fait, puisqu'il a pris le parti des indigènes, il voit l'influence néfaste - et qu'on voit toujours aujourd'hui d'ailleurs - de la civilisation occidentale sur leurs civilisations traditionnelles. »
Mais la volonté d'Henry d'effacer ses éventuels travers occidentaux et de se fondre dans le paysage ne s'arrête pas là : Monfreid prend l'Islam pour religion, au sortir d'une tempête dont lui et son équipage ont réchappé. Il a trente-quatre ans. Cela le sauvera à maintes reprises, comme il le raconte dans Aventures de mer (1932), où pris pour un espion, il doit prouver sa foi et sa nationalité française :
« - Quelle est ta religion ?
- Musulmane.
- Dis-tu bien la vérité ?
Je le fixe quelques secondes, bien dans les yeux, de l'air d'un homme qui ne
saurait admettre une telle impertinence, puis je fais ma profession. »
Guillaume de Monfreid nous en dit plus sur sa conversion : « Je pense que sa conversion était une conversion de circonstance. Mais à la limite, son appartenance au catholicisme était également de circonstance de naissance. Je ne crois pas qu'il fût plus attaché à un rite qu'à un autre, parce que de toute façon, ce n'était pas un homme pour qui le spirituel avait beaucoup d'importance. Il était trop noyé dans l'action. Et puis, ayant découvert la vraie liberté, il ne veut plus de carcan. Et il n'est pas non plus dans le carcan de l'Islam traditionnel, dans la mesure où il n'est pas indigène, il n'est pas somali, il n'est pas yéménite, il n'est pas dankali, il n'est rien de tout ça, il est blanc, il est européen. Même s'il se convertit à l'Islam pour se rapprocher de ces gens-là, il reste un Européen. Ce qui lui donne une certaine liberté, très grande vis-à-vis de tous les autochtones. »
Européen, musulman, Monfreid est tout cela, tout en ne l'étant pas. Cependant, Abd el-Haï, son nom musulman, rapporterait une attache indéfectible au destin. Il en serait l'esclave au sens de serviteur. Si tel est le cas, comme semblent en témoigner ses aventures, ce sera la seule vraie attache qu'il aura jamais eue.