Aventures multiples


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Henry de Monfreid
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On ne saurait résumer plusieurs années de pérégrinations, de découvertes et de rencontres. Voyons en quelques grands points ce qu'a accompli Henry de Monfreid.

Monfreid, pêcheur de perles
Lorsqu'il se penche sur la question perlière, Henry sait que s'il doit en cultiver, il lui faut trouver des huîtres à « inséminer » d'éléments de nacre pour faire naître les perles. La quête de ses huîtres particulières sera l'occasion de son premier voyage aux îles Dahalak. Mais les perles peuvent aussi se trouver lors de récoltes d'huîtres, et Henry s'essaye également à ce jeu de hasard : « Ils ne rentrent à bord que le soir avec leur récolte. Quand tous sont rentrés, on procède à l'ouverture des huîtres, sous les yeux de tous » (Les Secrets de la mer Rouge). Mais le hasard ne paie pas toujours et Monfreid tente aussi le négoce de perles. Si les globes de nacre ont envoûté Monfreid, ils n'ont pas assuré sa richesse. Le marché aux perles de la mer Rouge est déjà envahi de courtiers contre lesquels il ne peut pas lutter, malgré les réseaux auxquels il se greffe. En parallèle, Henry conserve son activité de trafiquant d'armes.

Monfreid, trafiquant d'armes
Mais les choses se compliquent avec la guerre. Des armes, Henry en a vendu dès le début 1914, sur son vaisseau le Fat el-Raman, lorsque c'était encore autorisé (les droits de douane enrichissaient la colonie de Djibouti). Mais très vite, la guerre tend toutes les parties présentes en mer Rouge, et grands deviennent les risques d'être pris pour un trafiquant travaillant pour l'ennemi. Cette activité est une des raisons de la dégradation des rapports de Monfreid avec les autorités françaises, et plus particulièrement avec les gouverneurs successifs. Ces derniers font tout pour l'empêcher d'agir. Il est finalement confondu et emprisonné. Au final, sa peine est commuée en un envoi au front, justifié par les pertes énormes subies par le pays. Il a bien dépassé la trentaine et passe en conseil de révision. La chance, son bagout et de bons soutiens (dus à son père) font peser la balance de son côté, sa réforme de 1900 est confirmée, il rentre à Djibouti.
Les Anglais non plus n'apprécient pas les activités de Henry, d'autant plus qu'il s'arrange toujours pour leur échapper dans les moments les plus gênants. Le H.M.S. (His Majesty's Service, services secrets britanniques) cherchera à le piéger à maintes reprises, y compris par des moyens propres à la perfide Albion. Mais systématiquement, ils ne pourront que le relâcher. Cela contribuera à renforcer les animosités déjà existantes à l'encontre de Henry.
« La grande force des Anglais est de savoir payer, et de bien payer. L'Allemand est espion lui-même, et il excelle ; les Anglais, non ; ils sont incapables, mais ils savent acheter les gens du pays ! Alors tout ce qu'il y a de véreux et d'interlope leur est bon. » Aventures de Mer (1932)

Fort heureusement, grandes sont la méfiance et la prudence de Henry de Monfreid. Cela lui vaudra le surnom par les Britanniques de sea wolf, le loup des mers.

Monfreid, trafiquant de drogue
À son retour de France, après avoir échappé avec succès à la prison et à la guerre, Henry s'intéresse au trafic de haschisch. Cette drogue, très populaire en Orient et plus précisément chez les Arabes, lui assure des ventes assurées. De plus, il prend bien moins de risques qu'avec les armes, profitant d'un vide juridique : à cette époque, commercer du haschisch est légal, car aucune loi n'a encore été promulguée contre ce type d'activité. Seul l'opium est interdit. Monfreid s'approvisionne en Grèce, puis achemine la cargaison par Marseille jusqu'à Djibouti, de façon à éviter les Anglais qui détiennent le monopole de ce commerce. Cette opération, un succès, est contée dans La Croisière du haschisch (1933). Ne lui reste plus qu'à écouler sa marchandise, ce qu'il fait à Suez, en Égypte.
Une des techniques de Henry, concernant le très contrôlé transport du haschisch, consiste à blouser les autorités en achetant et dissimulant plus qu'il ne déclare, afin de payer moins de taxes douanières. Dès lors, Monfreid doit aussi ruser pour transporter cette partie occulte. Il s'arrange finalement pour faire d'une activité légale une réel trafic avec son lot de risques !
En 1920, l'audace maritime et le besoin d'acheter du chanvre indien en grosse quantité (que ne peut plus offrir la Grèce) le poussent jusqu'en Inde, colonie anglaise qui approvisionne le marché tenu par les Britanniques. Il y fera deux voyages, tant cette activité est lucrative. Le rapatriement de la deuxième cargaison de haschisch (aussi appelé charras) sera l'occasion de déboires qui témoignent bien du tempérament de Monfreid. Un capitaine de cargo qu'il connaît à peine lui propose de convoyer sa cargaison légale. Monfreid accepte, étonnamment, mais s'en repent vite : la drogue n'arrive pas à destination, elle a été détournée. Monfreid réagit aussi sec et arme son nouveau navire, l'Altaïr, d'un faux petit canon. Mobilisant les autorités pour tenter d'appréhender le Kaïpan, le navire fautif, il se lance lui-même à sa poursuite. Sa longue traque armée se terminera aux Seychelles, où Henry doublera son butin grâce à celui du fugitif qu'il s'approprie. La Poursuite du Kaïpan (1934) relate cette odyssée.
Les goûts des consommateurs évoluant dans les années 1920, de même que les progrès de la chimie, Monfreid trafique d'autres substances hautement plus toxiques que le chanvre, comme la cocaïne. La surveillance mondiale des réseaux de drogues s'étant accrue, les risques pris deviennent alors plus conséquents. Mais Henry persiste et filoute toujours, et gagne bien sa vie avec la drogue jusque vers 1925.

Monfreid travaillant pour les intérêts français ?
Les intérêts français et la guerre imminente de 1914, poussent le gouverneur de Djibouti, M. Deltel, à profiter du premier voyage d'Henry pour les îles Dahalak en janvier de cette année. Sa mission est simple, mais risquée : il doit prendre des photos de Cheik Saïd, fort tenu par les Turcs, alliés aux Allemands. Monfreid y parvient, mais ses clichés sont dénués de Turcs. Il rapportera en 1916 d'autres renseignements aux autorités françaises, alors qu'il fait des navettes forçant le blocus anglais entre Djibouti et la côte arabe. Mais à aucun moment, Henry ne prend cette activité très au sérieux : elle reste pour lui très secondaire. Et la France le lui rend bien quand, après son aventure perlière des Secrets de la mer Rouge, il jette son dévolu sur un autre archipel d'îles, celui des Farsan (au sud de l'Arabie Saoudite). Au départ, peu convoitées en ce début de guerre, Monfreid sait les Farsan riches et stratégiquement importantes pour la France, car sur la route des Indes. Ceux qui pourraient également voir un fort intérêt dans ces îles sont les Anglais. Ce sont ses concurrents, et il doit les prendre de vitesse.
« Henry a planté le drapeau français sur les îles Farsan en disant “maintenant c'est à la France”. Il a aussi écrit au ministère des Colonies, et Gaston Doumergue a même répondu en disant à peu près ceci : “Monsieur, vous faites cela à vos risques et périls, la France s'en lave les mains et ne veut pas en entendre parler”. Henry a eu quelques velléités d'avoir une dimension gouvernementale, et en fait, il a toujours travaillé pour lui-même. Parce que les îles Farsan avec le drapeau français, c'était bien pour la France, mais c'était très bien pour lui aussi. Il profitait de ses propres intérêts pour éventuellement en faire bénéficier la France. »

Monfreid, entrepreneur
Avec l'argent de ses trafics, Henry peut enfin, paradoxalement, prétendre à une certaine respectabilité. La France ne lui a pas laissé sa chance, il se l'est créée loin d'elle. Dans la deuxième moitié des années vingt, Henry achètera une centrale électrique située à Diré Daoua. Il possèdera aussi une minoterie. Mais il ne les gère pas lui-même. Il peut enfin afficher sa réussite sur l'en-tête de son papier à lettres : « Henry de Monfreid, industriel, usine électrique, minoterie, Diré Daoua, Abyssinie » .
Les enfants qu'il a eus avec Armgart peuvent vivre décemment ; leur père devient un notable local.

Ce que n'a pas fait Monfreid
Toujours selon Guillaume de Monfreid : « La principale affabulation qu'on entend sur Henry, c'est le trafic d'esclaves. Il n'en a pas fait. Il avait trop de choses à faire. Et l'esclavagisme, c'est un métier très risqué, mais surtout très compliqué. Car cela veut dire “je pars acheter des gens, je les transporte, je les revends”. Donc cela signifie que là où on va acheter les esclaves, on connaisse tous les réseaux et tous les chefs qui veulent bien vendre. Ça signifie aussi qu'on a tout ce qu'il faut de protection pour les acheminer au bon endroit, et que là où on vend, on a aussi toutes les assurances de pouvoir bien vendre. C'est largement plus dangereux que les armes, vous risquez votre tête, directement. Quand les Anglais attrapaient un bateau dont on avait la preuve qu'il faisait du trafic d'esclaves, l'équipage et le capitaine étaient pendus haut et court, sans plus de jugement. Cela se savait, et quand les négriers indigènes voyaient un pavillon anglais approcher d'eux, les gars n'hésitaient pas une seconde : ils coulaient tout de suite le bateau. Pas d'esclaves, ni de traces, donc, pas de preuves. Donc la vie sauve. Et les Anglais ne pouvaient que récupérer un pauvre équipage qui nageait dans la mer Rouge, et disait : “Au secours ! Help !” ».

La légende d'Abd el-Haï

Henry disait que sa légende résonnerait partout où il était passé, pendant des décennies, longtemps après sa disparition. Certains ont bien avancé qu'il ne s'agissait que des présomptions d'un vieillard enivré de ses propres aventures. Il n'en est pourtant rien. Le nom de Monfreid reste toujours très connu dans la Corne de l'Afrique.
« On se souvient encore de lui. Grandclément [auteur d'une biographie très fouillée sur Monfreid, Ndlr] est passé en Éthiopie, chez lui à Diré Daoua, il y a dix ans. Là-bas, il a trouvé des quantités de gamins qui connaissent très bien Monfreid par la tradition orale. Ils lui ont même montré la maison, l'ont quasiment emmené par la main. Moi-même, il y a quelques années, j'avais un projet d'architecture à Djibouti. Mais là-bas, on se souvient trop bien d'Henry, car on m'a dit que ce ne serait peut-être pas une très bonne idée que j'y aille pour travailler. On m'a vraiment demandé de m'abstenir d'y aller, sauf en tant que simple touriste. Sinon j'ai été en Éthiopie, il y a quatre ans, pour un concours d'architecture. Je m'étais associé avec un ingénieur éthiopien francophone, choisi un peu au hasard sur une liste du ministère des Affaires Étrangères. À la descente de l'avion à Addis-Abeba, le gars est venu me chercher comme convenu. C'était notre première rencontre, puisque je n'avais jamais mis les pieds en Éthiopie. On s'est dit bonjour. Voici la deuxième phrase qu'il m'a dite : “Est-ce que vous êtes de la famille ?”. En fait, Henry est toujours présent. Mais comme c'est un personnage sulfureux, la mémoire que les gens ont de lui n'est pas nécessairement la même : en Éthiopie, chez les élites ou chez certains lettrés ou autres anti-colonialistes, on l'associe notamment à l'occupation italienne, ce qui est idiot, parce qu'il était là bien avant les Italiens. Par contre, du fait de son rapport aux indigènes, pour lesquels il était un peu leur “maître”, leur “père”, une vraie vénération est restée. Donc pour certains, c'est plutôt un sujet tabou, on se le garde. »
Laissons à Henry les derniers mots à ce sujet : « Si je m'étais tant soit peu conduit comme le trafiquant grec ou arménien, je n'aurais pas été le héros de cette légende que la tradition arabe transmettra de père en fils ».

Guillaume de Monfreid :
« C'était un homme libre d'abord, franc, honnête, honnête intellectuellement. Pas très honnête avec la douane, d'accord. Mais je dirais que l'honnêteté ne se mesure pas forcément aux formulaires douaniers. Et puis, il n'avait qu'une parole. Dans ces pays-là, il n'aurait jamais survécu s'il avait eu deux paroles. Il n'aurait pas tenu trois mois, c'est évident. Sa vie le prouve. Et malgré des dehors très secs, très macho, très exclusifs, c'était quand même quelqu'un qui cachait une très grande sensibilité. C'était en fait un artiste. »