Écrivain avec son sang et avec sa sueur
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Henry de Monfreid
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Sa carrière d'écrivain a commencé, sans qu'il le sache
réellement, dans sa correspondance nourrie à destination de l'Europe,
ainsi que dans son journal de bord. Henry, aux prises avec son quotidien qu'il
relate (à son père, à sa femme
), définit par
ce biais son écriture directe, restituant bien ses péripéties.
« Il a écrit des centaines et des centaines de lettres (
)
Sans compter qu'il écrivait comme ça, spontanément, sans
se demander s'il était écrivain ou pas, il ne faisait pas des
phrases pour le plaisir. » C'est la rencontre de Joseph Kessel, en 1930,
qui sera déterminante et le tournera franchement vers l'écriture.
Venu à Djibouti en tant que journaliste, dans le but de faire un reportage
sur l'esclavagisme pour un grand quotidien, Kessel pousse Henry à reprendre
son journal de bord. C'est ce qu'il fait, aidé par les corrections de
sa femme Armgart. Les Secrets de la mer Rouge fut le premier ouvrage à
sortir de ses cahiers. Est-ce la source de ses ouvrages, des faits non imaginés,
qui le pousseront à dire « je ne suis pas écrivain, puisque
je n'invente pas » ? Sans doute. Guillaume de Monfreid ne partage cependant
pas tout à fait son avis.
« Il n'est pas tout à fait exact qu'il n'ait pas eu d'imagination
: quand on voit tout ce qu'il a imaginé pour essayer de gagner de l'argent,
on se dit qu'il en avait. Par contre, c'est vrai qu'il n'avait pas l'imagination
d'un romancier, il lui fallait le support de la réalité. Mais
ce n'est pas parce qu'il n'inventait pas qu'il n'était pas écrivain
- et là je le contredis un peu. Il n'est pas écrivain au sens
classique du terme, au sens cérébral, c'est indéniable.
Mais il est écrivain avec sa sueur, il est écrivain avec son sang,
parce qu'il s'est fatigué, parce qu'il s'est blessé, parce qu'il
a pris des risques et qu'il sait l'écrire. »
Henry n'aura de cesse, dès lors, de transformer en roman nombre de ses
aventures personnelles, mais aussi celles de ses proches, telle celle d'Abdi,
son fidèle second (L'Enfant sauvage, 1938). Mais il faut aussi compter
à son actif des légendes d'Orient (de Somalie ou d'Éthiopie)
qu'il a rapporté et « sublimé, parce qu'il y a évidemment
toujours beaucoup d'action, et qu'on est toujours dans le sillage de la mer
Rouge à courir après des perles ». D'autres ouvrages de
journalisme ou relatifs à son histoire familiale ont également
vu le jour, ainsi que des nouvelles ou des récits pour jeunes lecteurs
; ils ne font pas le poids face à des récits dont les titres seuls
exhalent le parfum de l'aventure vécue : La Croisière du haschsich,
La Poursuite du Kaïpan, L'Île aux perles, La Cargaison enchantée,
Le Cimetière des éléphants, L'Homme sorti de la mer
Toutes les périodes de la vie africaine de Henry lui inspireront des
ouvrages. Même lorsqu'il quitte les rivages de la mer Rouge à l'approche
de la guerre. Monfreid suit en tant que journaliste l'invasion de l'Éthiopie
par l'Italie. En 1942, les Anglais les chassent ; ils en profitent pour accuser
calomnieusement Henry d'être un espion et anti-anglais. Ils tiennent enfin
l'occasion tant espérée de l'emprisonner. Les longs mois passés
dans des conditions sanitaires très difficiles viennent presque à
bout des résistances de Henry. Transféré au Kenya, il est
relaxé en 1943. Il y reste avec sa nouvelle femme Madeleine jusqu'en
1947 (Armgart est décédée en juillet 1938), année
de son retour définitif en France. Il a soixante-huit ans. Monfreid passera
le reste de son existence à écrire, inlassablement, retiré
dans le village d'Ingrandes.
Peinture et nature
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Henry de Monfreid
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Le premier pas d'Henry dans la voie artistique ne s'est pas fait par la littérature.
En fait, Henry a été élevé dans une ambiance propice
à la création, du fait de son père George Daniel de Monfreid,
peintre et ami de Gauguin, Matisse ou Degas. Si Henry n'a jamais ambitionné
de devenir peintre lui-même, c'est cependant naturellement qu'il se met
à la tâche, dès son arrivée à Djibouti en
1911. Il peint des paysages, des scènes prises sur le vif, dans des proportions
équivalentes à ses lettres : des centaines d'aquarelles sortiront
de ses pinceaux, jusqu'à sa mort. Rechercher une filiation picturale
avec l'uvre de son père serait vaine selon Guillaume de Monfreid
: « Peindre fait partie de la culture familiale, c'est un cercle infernal
dont on ne peut pas sortir, c'est là qu'est l'influence. Quant à
son style, c'est plutôt une question d'époque, une manière
de faire de la fin du XIXe siècle, relativement sec, sur le papier ».
Si la recherche picturale n'a pas été la préoccupation
de Henry, il n'en reste pas moins que ses peintures sont autant de sujets respirant
l'âpreté des régions observées, mais restituant paradoxalement
la séduction qu'elles exercent sur Henry. Même lorsqu'il peint
un camp de prisonniers au Kenya en 1942, Henry ne peut s'empêcher de faire
d'arbres aux branches tentaculaires le réel sujet de sa peinture. La
minutie de ses aquarelles témoignerait-elle de la relative quiétude
que lui procurait la nature d'Afrique ?
Le Leica de Monfreid
Là où deux moyens d'expression artistique auraient pu suffire
à beaucoup d'individus, Henry ne s'en satisfait pas. Il vient donc également
à la photographie. Bien sûr, Monfreid en fait d'abord un usage
pratique : il photographie des morceaux de côtes somaliennes ou éthiopiennes
pour compenser l'imprécision des cartes marines. Il prend aussi des scènes
de la vie quotidienne de ces parties du monde : son équipage, des guerriers,
des prostituées, des manuvres navales, son navire en train de couler,
ses maîtresses, des pendus dans les rues d'Addis-Abeba
On a longtemps vu dans ses clichés que des témoignages ethnographiques
ou des moments clefs de sa vie, bref, l'uvre d'un photographe d'aventures.
Ses photos sont aussi cela, effectivement, mais elles offrent en plus un regard
particulier, un réel point de vue artistique. De plus, le fait qu'une
grande partie de ses clichés soit coloriée par ses soins ne peut
qu'amener à penser qu'il les rapprochait de sa production picturale :
les couleurs appliquées leur confèrent une flamboyance que ne
pouvait rendre le noir et blanc seul. L'Afrique vue par Monfreid à cette
époque brille grâce à lui encore de mille feux.
Musique à dos de mulet
« Henry était aussi musicien. J'ai fait de la musique avec lui, à la fin de sa vie. C'était épouvantable, mais on s'amusait énormément, lui était au piano. Il jouait toujours un peu les mêmes trucs. Ses accords étaient aussi très fin XIXe siècle. C'étaient des espèces d'inventions, comme ça - il n'y avait jamais de partitions sur son piano. En Afrique, il a toujours eu un piano avec lui, que ce soit à Obock ou à Diré Daoua. Je ne sais pas d'où il le faisait venir, mais ce n'était pas le plus évident, parce que le piano était monté à dos de mulet. Et il l'accordait lui-même, avec un la qu'il trouvait dans la brousse. »