Monfreid, voyageur ?


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Henry de Monfreid
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Selon Guillaume de Monfreid : « Sa vie et son œuvre peuvent parler à ceux et à celles qui partent en voyage aujourd'hui, dans la mesure où partir en voyage, ce n'est pas prendre l'avion. Parce qu'évidemment, ça, tout le monde sait faire : on fait sa valise, on enregistre, on se met dans un siège, on descend de l'avion. Le voyage est assez différent, dans la mesure où c'est d'abord s'abandonner soi-même. Même si on prend l'avion. C'est-à-dire que ce n'est pas tellement le moyen qui compte. C'est surtout la manière de voyager. Monfreid est parti non pas pour faire un voyage, mais parce qu'il ne voulait plus de l'Europe. Mais c'est un peu quand même l'image du routard, dans la mesure où il partit avec les moyens du bord. C'est-à-dire le minimum d'affaires, une trousse pour pouvoir se soigner au cas où, mais sans jamais s'encombrer de milliards de trucs. Et en donnant notamment à sa femme le conseil qui est, je crois, maintenant marqué dans tous les Guides du routard qui est un vrai conseil : avant tout voyage, allez d'abord chez le dentiste. Parce que ce n'est pas une bonne chose que de se prendre une rage de dents au fin fond du Nigeria ou de je ne sais où. Donc effectivement, il y a des vrais rapprochements. Pour lui, voyager, c'est ça : partir et faire des choses ailleurs.
Voyager, ce n'est donc pas promener sa personne. C'est plutôt partir à la découverte de quelqu'un d'autre, ou d'un autre pays. Et partir en voyage, ce n'est pas forcément passer une frontière. Ça peut être traverser Paris à pied. Mais pour Henry, voyager, disons se déplacer, c'était un moyen comme un autre de faire quelque chose : comment voyager sur un voilier sans faire les manœuvres ? Il n'a jamais conçu le voyage sans avoir une activité. »

Les héritiers spirituels

Nicolas Bouvier
« De tous les gens qui ont écrit sur le voyage, il y en a un pour lequel je craque complètement, c'est Nicolas Bouvier. C'est d'une banalité extrême de dire ça, mais qui n'a pas lu Nicolas Bouvier, devrait vraiment le lire, parce que c'est extraordinaire.
Je trouve qu'ils sont un peu frères, dans la mesure où Nicolas Bouvier fait des voyages qui sont extrêmement lents, il part pendant six mois, il fait quelques kilomètres, il reste trois mois à un endroit, il fait des choses. Il ne déplace pas son corps pour le déplacer. Mais par contre, il a une manière d'appréhender le pays étranger, la différence, qui est tout à fait fabuleuse. Pour moi, c'est vraiment l'héritier. »

Hergé
« Il n'a pas voyagé avec son corps, mais il a voyagé dans la documentation, il a voyagé dans ses dessins. Regardez les livres d'Hergé, la documentation y est extrêmement précise. Sur un cargo, tout y est, les détails y sont. À mon avis, que vous preniez Hergé et vous le posiez sur ce type de navire, il savait où étaient les cabestans et d'autres trucs ; vous le mettiez sur un boutre, il savait où était la vergue. Je pense qu'Hergé aussi a voyagé à sa manière, même s'il n'est pas beaucoup sorti de Belgique. Mais dans sa manière d'appréhender l'action, le voyage et les autres, c'est aussi un héritier spirituel de Monfreid.
Savez-vous que Henry est représenté dans un de ses livres ? Il est dans Les Cigares du pharaon. C'est justement l'épisode où ils sont en mer Rouge et ils tombent sur un trafiquant d'armes. Et bien le trafiquant d'armes, c'est Henry. Il n'est pas tout à fait ressemblant, mais le portrait y est un peu. Il l'a habillé en bleu, il lui a mis une casquette pour faire british, pour être parallèle à la réalité, mais Hergé l'a avoué lui-même, ce n'est pas une invention de ma part. Mais le fait que Henry soit dans le livre de Hergé est un épiphénomène. Je pense vraiment que dans l'esprit, il est en filiation. »

Hugo Pratt
Si l'on suit la chronologie de la vie de Corto Maltese (De l'autre côté de Corto, Hugo Pratt, entretiens avec Dominique Petifaux, Casterman), le héros emblématique de Hugo Pratt, on se rend compte de ceci : Monfreid et Corto se sont croisés. Ils ont fait route commune en décembre 1928 à Harrar, Éthiopie. Que Hugo Pratt crée une rencontre entre son héros de papier et le sea wolf, tous deux marins, n'est pas anodin. Dans la mythologie personnelle de Pratt, Monfreid est placé aux côtés de Melville, Conrad, Kipling ou Jack London, auteurs qui furent ses principales références littéraires. L'auteur vénitien a d'autant plus de raisons de citer Monfreid dans son œuvre qu'ils partagent tous deux l'amour de l'Éthiopie : Monfreid pour les raisons que l'on sait, et Pratt parce qu'il y a passé son enfance, vivant en Abyssinie de 1937 à 1943, lorsque son père y fut militaire ; il en sera à jamais marqué.
On ne sait trop si Pratt et Monfreid se sont rencontrés, mais cela reste peu probable, vu leurs différences d'âge et de situation. Mais qu'importe, puisque les connivences entre Monfreid et Pratt sont bien là ; l'individualisme forcené de Corto Maltese est un peu celui de Monfreid. Guillaume de Monfreid ne s'y est d'ailleurs pas trompé, puisqu'il a choisi des aquarelles de Pratt pour illustrer les couvertures des rééditions récentes des livres de Henry de Monfreid.