Médecin de marine devenu archéologue, Segalen aura été davantage un écrivain dont l'uvre, qui mêle poésie et ethnographie, est presque totalement consacrée à l'Océanie et à la Chine.
L'une des photographies les plus connues de Victor Segalen est celle qui le représente, en 1910, dans son bureau à Pékin. Tous les objets déposés sur le bureau sont chinois. Un chameau T'ang, une cloche de pagode, un vase Ming côtoient une stèle (en soie) "tombant du plafond au plancher", une estampe "J'habite une chambre aux porcelaines, un palais dur et brillant où l'imaginaire se plaît", écrivait-il dans dans Equipée. Amateur d'art, collectionneur et conservateur, Segalen est d'abord attaché à la Chine. "Enfin, Pékin, ma ville", devait-il écrire dans sa première lettre de la capitale. Devenu écrivain, Segalen n'a pourtant jamais oublié qu'il était médecin. De Papeete en Chine et en Bretagne, il exerça son art, souvent avec courage. En 1911, il fut envoyé sur sa demande à Shanhaiguan pour combattre une épidémie de peste qui fera cinquante mille morts. Il enseigna ensuite la physiologie à l'école de médecine chinoise.
En 1914, détaché du ministère de la Marine auprès de celui de l'instruction publique et des Beaux-Arts, il fut chargé d'une mission dans la Chine occidentale. Celle-là, la seconde pour lui, archéologique et géographique, financée par l'Institut de France, quitta Pékin, le 1er février 1914. Le 11 août, à Li-kiang-fou (Liijang), dans le Yunnan, un courrier tibétain remettait à Segalen un télégramme lui annonçant le début de la guerre. Malgré ses demandes, il ne put servir sur le front. En 1917, il fut chargé d'aller recruter de la main-d'uvre en Chine. Il examina jusqu'à deux cents travailleurs chinois par jour tout en poursuivant ses recherches archéologiques. De retour en France, il dut s'attaquer à l'épidémie de grippe espagnole. Surmené, dépressif Segalen fut hospitalisé. Durant sa convalescence à Huelgoat, il ne rentra pas d'une excursion. Sa femme découvrit son corps inanimé, au pied d'un arbre. Nous étions le 23 mai 1919. Victor Segalen était agé de quarante et un an.
Il avait alors publié, sans compter sa thèse de doctorat en médecine sur Les Cliniciens ès lettres, quatres ouvrages dont un , Le Fils du ciel, en partie seulement. Sa biographie aujourd'hui comporte une vingtaine de titres. Le cycle polynésien semble éveiller moins d'écho que l'uvre chinoise de Segalen. C'est dommage car, s'il est différent, il montre déjà une richesse de style, de recherche et de désir d'évasion intérieure. Ce cycle comprend pourtant Les Immémoriaux, deux études consacrées à Gauguin, un article sur la musique maori, un essai, Pensers païens, une nouvelle, La Marche du feu, et un projet, resté longtemps en chantier, Le Maître du jour. Les immémoriaux sont nés de la rencontre du poète avec l'uvre tahitienne de Gauguin. Le premier projet de ce texte date de 1903. Il fut édité à compte d'auteur au Mercure de France en 1907 sous le pseudonyme de Max Anély, composé du prénom de son ami Max Prat et du second prénom déformé de sa femme, Annelly. Les Immémoriaux seront réédités en 1921 sous le véritable nom de leur auteur et de nombreuses éditions nouvelles suivront, dont une édition de luxe illustrée de 46 pointes sèches de Jacques Boullaire en 1948 (rééditée depuis). Cet ouvrage est aujourd'hui considéré comme le premier roman ethnographique jamais écrit.
Le Maître du jour devait être une suite des Immémoriaux et prendre Gauguin comme "héros d'une longue nouvelle". Segalen y travailla dès 1907, puis l'abandonna avant d'y retourner en 1916 et de se remettre à la rédaction définitive au cours d'un autre séjour polynésien. Malgré tous ses souhaits, Segalen n'y retourna jamais. "La nécessité qu'il eut du départ ne fut au fond que celle du retour", explique Bernard Delvaille à propos des voyages de Segalen. La Polynésie lui fut une escale avant d'aborder au plus secret du continent chinois, aux confins du Tibet. Ses voyages ne furent sans doute qu'une tentative de découverte - ou de retrouvailles - de soi même et sa mort mystérieuse en forêt de Huelgoat fut peut-être la revanche de ces extrêmes lointains qu'il eu l'audace d'approcher.
La Chine était, dans l'imagination populaire du début du XXème siècle, un anti-monde de mystère à l'autre extrémité du continent eurasien. Segalen, avec l'énergie qui était la sienne, décida de se mettre à apprendre le chinois. Un simple examen écrit de mandarin élémentaire permettait aux officiers de Marine d'être affectés au moins deux ans en Chine. Segalen le réussit et fut nommé élève-interprète. Dès Paris, il combina, avec son ami Gilbert de Voisins, une expédition qui les emmènerait aux confins de cette vaste contrée. De ce voyage et de ce premier séjour, Victor Segalen tirera quatre livres dont au moins trois sont des chefs-d'uvre. Ces livres sont tous aussi différents par leur forme et par leur style. Après son retour de son exploration jusqu'au Yangsteu avec Voisin, Segalen commença par consulter ses notes qui sortiront bien plus tard sous le titre Briques et Tuiles (Monpellier, Fata Morgana, 1975). Ce recueil est, selon Henry Bouillier, auteur d'une thèse sur l'écrivain, "un ensemble disparate de projets, de notes, voire de textes déjà très travaillés où Segalen puisera abondamment pour composer Stèles, nouvelles, romans, etc." Les premiers poèmes (48) de Stèles, "des inscriptions marquant la voie qui conduit au cur de l'empire du Milieu imaginaire", selon la définition de Michael Taylor, l'un des biographes de l'écrivain (1), furent imprimés à Pékin, en mai 1912, sur les presses du Pei-T'ang - celles de la mission lazariste - dans une édition hors commerce tirée à 90 exemplaires sur papier impérial de Corée, plus un tirage ordinaire supposé de 200. Les soixante-quatre poèmes parurent en édition complète deux ans plus tard.
Entre-temps, Segalen s'était efforcé de présenter "sa" Chine, dans deux ouvrages: Peintures, un ensemble de compositions en prose, et René Leÿs, un roman qui dresse le portrait à peine déguisé de son professeur de chinois, Maurice Roy. Le premier texte est, en fait, tiré des recherches que Segalen avait faites pour écrire Le Fils du ciel, ces "annales secrètes" jamais achevées qui ne parurent qu'en 1975 (chez Flammarion). Le premier cahier du manuscrit remonte à février 1910 et porte sur l'ancienne peinture chinoise, les trois autres sont consacrés aux trois livres de Peintures, pour la plupart littéraires et imaginaires. Segalen ne savait pas comment titrer son traité, sinon Boniments ou Parades aux tréteaux. Il sortit chez Crès à Zurich, e, 1916 (in-8°). L'éditeur de tête comprend 18 exemplaires nominatifs sur grand papier de tribut coréen, plus 15 sur Japon impérial. Quant à René Leÿs, qui, sous l'apparence d'une histoire policière, est une "expérience littéraire", il parut en 1922, également chez Crès (pet.in-8°) avec des illustration de Georges Daniel de Monfreid. Il en a été tiré 10 exemplaires sur Japon impérial, 24 sur Chine et 44 sur grand vélin de Rives.
La seconde mission archéologique et géographique de Segalen aux sites Han dans le district de Si-gnam et au Sseutch'aun, toujours en compagnie de Gilbert de Voisins, fut longuement préparée en passant au peigne fin les chroniques pour situer les sites archéologiques. C'est là qu'ils découvrirent le mausolée de Che-Houang-ti, le tyran Ts'in (IIIè siècle av.J.-C.). Segalen compara le tumulus à la grande pyramide. Là encore, Segalen prit de multiples notes qui devaient aboutir à deux livres; Equipée, voyage au pays du réel (P.1929, La Palatine, Plon, in-8°), sorte de long poème en prose sur le thème de la confrontation entre le réel et l'imaginaire, et Feuilles de route, une autre version plus ou moins identique de ce voyage.
Un des textes d'Odes (P.Les Arts du livre, 1926, gr.in-8°) s'intitule Tibet, sans doute son dernier écrit: "Les cimes tombent: la fange monte, un plat univers s'accomplit / Méprise - Tibet - notre bassesse. / Toute la terre se déprend ; tout désir tendu s'amollit". Segalen ne réussit jamais à pénétrer au Tibet, objet d'une quête impossible comme celle d'un voyage sans fin.
(par Bertrand Gallimard-Flavigny)