CROISIERE LITTERAIRE
Imaginez-vous sur le port de Marseille, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Un rutilant paquebot à vapeur attend les derniers passagers d'une croisière en Méditerranée qui va durer plusieurs mois. A son bord, Lamartine, Flaubert, Théophile Gautier ou encore Pierre Loti
Magali Monnot.
Première escale de cet équipage littéraire,Pompéi, dont les ruines viennent d'étre mises récemment au jour. Un spectacle qui trouble manifestement Théophile Gautier :
"Pompéi, la ville morte, ne s'éveille pas le matin comme les cités vivantes, et quoiqu'elle ait rejeté à demi le drap de cendre qui la couvrait depuis tant de siècles, même quand la nuit s'efface, elle reste endormie sur sa couche funèbre ( ) C'est un spectacle étrange de voir à la lueur azurée et rose du matin ce cadavre de ville saisi au milieu de ses plaisirs, de ses travaux et de sa civilisation et qui n'a pas subi la dissolution lente des ruines ordinaires; on croit involontairement que les propriétaires de ces maisons conservées dans leurs moindres détails vont sortir de leurs demeures avec leurs habits grecs ou romains; les chars, dont on aperçoit les ornieres sur les dalles, se remettre à rouler les buveurs à entrer dans ces thermopoles où la marque des tasses est encore empreinte sur le marbre du comptoir. On marche comme dans un rêve au milieu du Passé; on lit en lettres rouges à l'angle des rues, l'affiche du spectacle du jour! Seulement, le jour est passé depuis plus de dix-sept siècles. Aux clartés naissantes de l'aube, les danseuses peintes sur les murs semblent agiter leurs crotales, et du bout de leur pied blanc soulever comme dans une écume rose le bord de leur draperie, croyant sans doute que les lampadaires se rallument pour les orgies du triclinium; les Vénus, les Satyres, les figures héroïques ou grotesques animées d'un rayon, essaient de remplacer les habitants disparus, et de faire à la cité morte une population peinte".
L a croisière reprend son cours, le temps est clair et bientôt, Lamartine distingue de plus en plus nettement les rivages grecs:
"Les côtes élevées de la Laconie sont là, à quelques portées de canon de nos yeux. Nous les longeons par une jolie brise; elles glissent majestueusement devant nous.(...) Les monts Chromius, où l'Eurotas prend sa source, lancent dans les airs leurs sommets arrondis comme des dômes entre lesquels le globe du soleil descend lentement et enflamme sa couche de nuages; ces sommets paraissent transparents comme le cristal, on jurerait qu'on voit à travers, la lueur dorée d'un autre soleil ou la réverbération d'un incendie lointain. Une de ces montagnes entre autres, forme un large croissant renversé et se creuse comme pour ouvrir un large et éclatant sillon au disque du jour qui la touche. Les montagnes moins éloignées que le soleil a déjà franchies, se teignent d'une vapeur lilas et semblent nager dans une atmosphère colorée; plus près de nous, d'autres groupes de collines couvertes de l'ombre du soir, semblent vêtues de sobres forêts et enfin, les dernières et celles qui forment pour nous le premier plan et dont la mer baigne les bases sont plongées déjà dans la nuit noire, et ne laissent distinguer à l'il que quelques anses où se cachent les nombreux pirates de ces bords, et quelques promontoires avancés qui portent, comme Napoli de Malvoisie, des villes sur un rocher."
Puis voilà Le Pirée et Athènes. Une visite attentive de Lamartine pour cette première véritable étape de son "voyage en Orient" :
"Nous suivons les fondations évidentes encore de la longue muraille, bâtie par Thémistocle, qui unissait la ville au Pirée.(...) Enfin nous passons sous les remparts élevés et sous les noirs rochers qui servent de piédestal au Parthénon. Le Parthénon lui-même ne nous semble pas grandir, mais se rapetisser au contraire à mesure que nous approchons. L'effet de cet édifice, le plus beau que la main humaine ait élevé sur la terre, au jugement de tous les âges, ne répond en rien à ce qu'on en attend, vu ainsi, et les pompeuses paroles des voyageurs, peintres ou poètes vous retombent tristement sur le coeur quand vous voyez cette réalité si loin de leurs images. Il n'est pas doré comme par les rayons pétrifiés du soleil de Grèce ! Il ne plane point dans les airs comme une île aérienne portant un monument divin; il ne brûle point de loin sur la mer et sur les terres comme un phare éclatant qui dit: ici est Athènes ! Ici, l'homme a épuisé son génie et porté son défi à l'avenir ! -Non, rien de tout cela. ( ) Ce temple, dont les colonnes sont noirâtres, est marqué ça et là de taches d'une blancheur éclatante: ce sont les stigmates du canon des Turcs ou du marteau des iconoclastes. Sa forme est un carré long. Il semble trop bas et trop petit pour sa situation monumentale. Il ne dit pas de lui-même: C'est moi, je suis le Parthénon, je ne puis pas être autre chose. Il faut le demander à son guide, et quand il vous a répondu, on doute encore. (...) A quelques pas de là, nous entrâmes dans la ville, c'est-à-dire dans un inextricable labyrinthe de sentiers étroits et semés de pans de murs écroulés, de tuiles brisées, de pierres et de marbres jetés en travers (...) Ça et là, quelques femmes aux yeux noirs et à la bouche gracieuse des Athéniennes, sortaient, au bruit des pas de nos chevaux, sur le seuil de leur porte, nous souriaient avec bienveillance et étonnement, et nous donnaient le gracieux salut de l'Attique "Bienvenue seigneur étranger à Athènes !"
E n Turquie, les visiteurs ont rendez-vous avec les charmes et les mystères de l'Orient. Tout est source de surprise, comme le sacre du sultan Abd-ul-Hamid qu'évoque Pierre Loti :
"Aujourd'hui, 7 septembre, a lieu la grande représentation du sacre d'un sultan. ( ) Dans la mosquée sainte d'Eyoub, Abd-ul-Hamid est allé ceindre en grande pompe le sabre d'Othman. Après quoi, suivi d'un long et magnifique cortège, le sultan a traversé Stamboul dans toute sa longueur pour se rendre au palais du vieux sérail faisant une pause, et disant une prière, comme il est d'usage, dans les mosquées et les kiosques funéraires qui se trouvaient sur son chemin. Des hallebardiers ouvraient la marche, coiffés de deux plumets verts de deux mètres de haut, vêtus d'habits écarlates tout chamarrés d'or. Abd-ul-Hamid s'avançait au milieu d'eux, monté sur un cheval blanc monumental à l'allure lente et majestueuse, caparaçonné d'or et de pierreries. Le Cheik-ul-Islam en manteau vert, les émirs en turban de cachemire, les ulémas en turban blanc à bandelettes d'or, les grands pachas, les grands dignitaires, suivaient sur leurs chevaux étincelants de dorures. (...) Une foule innombrable se pressait sur tout ce parcours, une de ces foules turques auprès desquelles les plus fameuses foules d'Occident paraîtraient laides et tristes. (...) Tous ces corps de femmes, enveloppés chacun jusqu'aux pieds de pièces de soie de couleurs éclatantes, toutes ces têtes blanches cachées sous les plis des yachmaks d'où sortaient des yeux noirs, se confondaient sous les cyprès avec les pierres peintes et historiées des tombes. Cela était si coloré et si bizarre qu'on eût dit moins une réalité qu'une composition fantastique de quelque orientaliste halluciné".
L es coutumes et les usages du peuple turc ne manquent pas de surprendre. Les superstitions sont encore vivaces en cette année 1877, à en croire le récit de l'éclipse de lune de Pierre Loti qui survient dans le ciel de Constantinople :
"Nous descendions, par une soirée splendide, la rampe d'Oun-Capan. Stamboul avait un aspect inaccoutumé; les hidjas dans tous les minarets chantaient des prières inconnues sur des airs étranges; ces voix aiguës, parties de si haut à une heure insolite de la nuit, inquiétaient l'imagination; et les musulmans, groupés sur leurs portes, semblaient regarder tous quelque point effrayant du ciel. Achmet suivit leurs regards, et me saisit la main avec terreur: la lune, que tout à l'heure nous avions vue si brillante sur le dôme de Sainte-Sophie, s'était éteinte là-haut dans l'immensité; ce n'était plus qu'une tache rouge, terne et sanglante.(...) Achmet m'explique combien c'est là un cas grave et sinistre: d'après la croyance turque, la lune est en ce moment aux prises avec un dragon qui la dévore. On peut la délivrer cependant, en intercédant auprés d'Allah, et en tirant à balle sur le monstre. On récite en effet dans toutes les mosquées, des prières de circonstance, et la fusillade commence à Stamboul. De toutes les fenêtres, de tous les toits, on tire des coups de fusil à la lune dans le but d'obtenir une heureuse solution de l'effrayant phénomène.( ) Nous arrivons à la case, où Aziyadé nous attend dans la consternation et la terreur. Les chiens hurlent à la lune d'une façon lamentable, qui complique encore la situation. D'un air mystique, Achmet et Aziyadé m'apprennent que ces chiens hurlent ainsi pour demander à Allah un certain pain mystérieux qui leur est dispensé dans certaines circonstances solennelles, et que les hommes ne peuvent pas voir. L'éclipse continue sa marche, malgré la fusillade; le disque entier est même d'une nuance rouge extraordinairement prononcée -coloration due à un état particulier de l'atmosphère. J'essaye l'explication du phénomène au moyen d'une bougie, d'une orange et d'un miroir, vieux procédé d'école, j'épuise ma logique, et mes élèves, ne comprennent pas. (...) A quoi bon du reste cette sotte science, et pourquoi leur ôterais-je la superstition qui les rend plus charmants ? Et nous voilà nous aussi, tirant tous les trois des coups de fusil par la fenêtre, à la lune qui continue de faire là-haut un reflet sanglant, an milieu des étoiles brillantes, dans le plus radieux de tous les ciels. Vers onze heures, Achmet nous éveille pour nous annoncer que le traitement a réussi; la lune est eyu yapilmich (guérie). En effet, la lune, tout à fait rétablie, brillait comme une splendide lampe bleue dans un beau ciel d'Orient.
A u Liban, c'est la beauté des paysages qui fascine les visiteurs. La vallée de Beyrouth, entre mer et montagne, enchante Lamartine.
"De Bayruth, je pars pour Balbek et Damas; la caravane se compose de vingt-six chevaux et huit ou dix Arabes à pied pour domestiques et escorte. En quittant Bayruth, on monte par des chemins creusés dans un sable rouge, dont les bords sont festonnés de toutes les fleurs de l'Asie, toutes les formes, toutes les teintes, tous les parfums du printemps. (...) On arrive, après une demi-heure, au sommet de la presqu'île qui forme le cap de Bayruth. (...) Cette plaine, arrosée, cultivée, plantée partout de beaux palmiers, de verts mûriers, de pins à la cime large et touffue, vient mourir sous les premiers rochers du Liban. Au point culminant de la plaine de Bayruth, s'étend la magnifique scène des pins de Fakar-el-Din, ou Facardin: c'est la promenade de Bayruth; c'est là que les cavaliers turcs, arabes, et les Européens, vont exercer leurs chevaux et courir le djérid; c'est là que j'allais tous les jours moi-même passer quelques heures à cheval, tantôt courant sur les sables déserts qui dominent l'horizon bleu et immense de la mer Syrienne, tantôt rêvant au pas sous les allées des jeunes pins qui couvrent une partie de ce promontoire. C'est le plus beau lieu que je connaisse au monde : des pins gigantesques, dont les troncs vigoureux, légèrement inclinés sous le vent de mer, portant comme des dômes leurs têtes larges et arrondies en parasol, sont jetés par groupes de deux ou trois arbres, ou semés isolément de vingt pas en vingt pas, sur un sable d'or que perce ça et là un léger duvet vert de gazon et d'anémones. Ils furent plantés par Fakar-el-Din, dont les merveilleuses aventures ont répandu la renommée on Europe et ils gardent encore son nom."
E n Egypte, nos écrivains font l'expérience du désert, découvrant son immensité, son silence et ses mirages, comme l'évoque Gustave Flaubert : "Nous sommes partis à la pointe du jour dimanche dernier, sellés, bottés, enharnachés, armés, avec quatre hommes qui nous suivaient à pied en courant. ( ) Dès les portes d'Alexandrie, le désert commence. Ce sont des monticules de sable, couverts ça et là de palmiers, puis des grèves qui n'en finissent pas. De temps à autre, il vous semble voir à l'horizon de grandes flaques d'eau avec des arbres qui se reflètent dedans et puis tout au fond de la ligne extrême qui parait toucher le ciel, une vapeur grise qui passe en courant comme un train de chemin de fer. C'est le mirage. Tout le monde l'éprouve, Arabes et Européens, ceux qui sont habitués au désert comme ceux qui le voient pour la première fois. De temps à autre, dans le sable on rencontre la carcasse de quelqu'animal mort, aux trois-quarts rongé par les chacals et dont les boyaux noircis au soleil passent en dehors, un buffle momifié, une tête de cheval... Les Arabes trottinent sur leurs ânes avec leurs femmes empaquetées d'immenses voiles noir ou blanc. On s'adresse le bonjour taëb, et on continue son chemin."
E nfin, c'est l'arrivée au Maroc, ultime étape de ce tour de Méditerranée. "C'est curieux même, s'étonne Pierre Loti, comme l'impression d'arrivée est ici plus saisissante que dans aucun des autres ports africains de la Méditerranée. Malgré les touristes qui débarquent avec moi, malgré les quelques enseignes françaises qui s'étalent ça et là devant des hôtels ou des bazars, en mettant pied à terre aujourd'hui sur ce quai de Tanger au beau soleil de midi, j'ai le sentiment d'un recul subit à travers des temps antérieurs... (...) Deux gardes au service de notre ministre, Sélem et Kaddour, pareils à des figures bibliques dans leurs longs vêtements de laine flottante, nous attendent au débarcadère pour nous conduire à la légation de France. Ils nous précèdent gravement, écartant de notre route, avec des bâtons, les innombrables petits ânes qui remplacent ici les camions et les chariots tout à fait inconnus ( ) Les passants qui nous croisent, blancs aussi comme les murs, trament sans bruit leurs babouches sur la poussière, avec une majestueuse insouciance, et, rien qu'à les voir marcher, on devine que les empressements de notre siècle n'ont pas prise sur eux. Dans la grande rue qu'il nous faut traverser, il y a bien quelques boutiques espagnoles, quelques affiches françaises ou anglaises, et, à la foule des burnous, se mêlent, hélas! quelques messieurs en casques de liège ou quelques gentilles misses voyageuses, ayant des coups de soleil sur les joues. Mais c'est égal, Tanger est encore très arabe, même dans ses quartiers marchands. Et plus loin, commence le dédale des petites rues étroites, ensevelies sous la chaux blanche, demeuré intact, comme au vieux temps."
Bibliographie
· Théophile Gautier, "Jettatura".
· Lamartine, "Voyage en Orient"
· Pierre Loti, "Aziyadé" et "Au Maroc".
· Gustave Flaubert, "Correspondance",
· Gérard deNerval, "Voyage en Orient".
· Maxime Du Camp, "Un voyage en Egypte vers 1850".