Une arrivée au port ...

de Venise !

    Dans le clair-obscur du Central Opération , une lumière plus intense émanait d’une table située en son centre . Plusieurs personnes y étaient accoudées . Le calque reposant sur cette table traçante était paré. Tout au long du quart , le plotteur avait porté sur cette véritable copie transparente de la carte nautique , les dernières rectifications qui seraient nécessaires à la bonne présentation du navire .

 

07 h 00 , une diffusion retentit : " Relève de quart , le 3 ème tiers au poste de veille ! "

Cette diffusion était ressenti comme une délivrance pour les équipes de quart qui veillaient depuis 04 h00 du matin . Je passais ma suite à ma relève . Elle était simple : nous avions fini notre transit en mer Adriatique et entamerions dans quelques minutes une navigation en eaux resserrées en direction de la lagune où siège Venise .

Quittant cette calme obscurité du Central Opérations , je descends vers le carré . En chemin , c’est une activité intense, celle qui réapparaît avant toute arrivée en escale . Gagné à mon tour par cette ferveur , je m’empressait d’absorber ce café au lait et ces quelques tartines qui me feraient oublier l’heure très matinale de mon réveil .

07 h 15 , je commençais ma toilette , la diffusion retentit à nouveau : " Les équipes de navigation en eaux resserrées à leur poste , le 3 ème tiers étant de quart , la tenue du poste de manoeuvre sera ... " .

Voilà , un dernier coup de rasoir et je n’aurais plus alors qu’à mettre mon uniforme , récupérer la caméra du bord et , Venise et sa lagune seraient enfin à moi . Mais Venise , elle , tiendra-t-elle ses promesses ?

Nous approchions lentement . Au loin , de nombreuses tours se détachaient de cette île artificielle - autant d’amers pour des marins revenant du grand large . Je m’imaginais tel Marco Polo , ce navigateur revenant de ses voyages teintés par l’Orient et regorgeant de présents de l’Asie . L’époque était différente , mais cette vision d’arrivée nous restait commune . Pas de trésors dans nos cales mais simplement l’image de la France dont nous devenions pour l’occasion , tous , ambassadeurs .

L’impression de quiétude donnée par ce lent déplacement , et ce lent défilement devant nos yeux , était renforcée par un ciel plutôt maussade qui tamisait les couleurs de cette cité lagunaire : Venise se laisse désirer , mais ne se dévoile pas d’emblée .

Nous étions un petit groupe en plus de l’équipe de quart dans cette couronne de veille qui permettait une observation presque complète du paysage que nous traversions .

Sur la rive à notre tribord , j’apercevais plusieurs personnes qui couraient à travers un immense jardin public entrecoupé de canaux . Seuls quelques ponts de pierres permettaient de garder son unité à cette espace vert , véritable poumon pour cette ville sur pilotis . Je me vois déjà dans quelques heures parcourir ses différents chemins à grandes enjambées , chose qui ne nous est pas permise en mer , étant donné l’exiguïté du bord .

Plus nous nous rapprochions , plus nous apercevions d’embarcations de tout genre . En fait , cette illustre cité qui nous semblait n’avoir pas bougé depuis des centaines d’années , nous dévoilait peu à peu avec force , cette activité intense , ce tumulte , cette vie qui regorge en elle : Venise est toujours bien vivante !

 

Les équipes de manoeuvre plage avant étaient alignées . La tourelle de 100 mm était aussi en position spéciale : tapes de bouche à poste et affût avec une certaine inclinaison . Tout cela n’était pas de trop pour rendre les honneurs à cette cité lacustre qui nous accueillait et pour marquer ce moment privilégié .

Je me mets alors un peu en retrait pour savourer plus encore cette arrivée . Je me rappelle , ainsi , les yeux grands ouverts de l’aumônier face aux splendeurs jaillissant de ces différentes façades , de ces différents clochers . Un art qui ne lui était pourtant pas étranger , mais qui par sa magie forçait l’homme à le redécouvrir avec les prunelles des yeux de l’enfant qui trempe son pinceau dans la peinture et le porte à rêver !

Et ce sont bien , le Palais des Doges , le Campanile de la place Saint Marc et sa fameuse tour de l’horloge qui se dessinent devant nos yeux . Ces monuments nous apparaissent tels d’authentiques miniatures aux portes desquelles se pressent une foule de minuscules personnages . Ces " travailleurs de Venise " débarquent de multiples embarcations dans un va-et-vient incessant . Quelle joie de penser que dans quelques heures , je serais ce travailleur , dont le seul boulot est de déambuler dans les ruelles et de visiter les richesses que renferment cette cité des eaux !

 

Mais c’est vers la gare maritime et non vers le " Canal Grande " que nous nous dirigeons . Pourtant , les façades de ces anciens palais continuent de défiler lentement et même se rapprochent . Au détours d’un pont , notre regard pénètre un peu plus encore , grâce à un autre canal de faible largeur , les profondeurs de cette ville compacte . Des gondoles y pénètrent aussi , d’autres en sortent mais gardent avec elles ces mystères que Venise ne nous livre qu’avec parcimonie .

L’embarcation du bord nous dépassant , se mêle alors à ce flux et reflux de " Vaporetto " et d’embarcations de tous genres aux sirènes stridentes, aux routes presque réglées , aux enseignes " Gelati " ou aux croix rouges sur fond blanc . Un bateau-taxi fait même comprendre par une surprenante manoeuvre au patron de notre vedette que nous dépareillons dans ce tableau vivant . Mais voici notre quai à l’horizon , deux remorqueurs nous attendent . Bientôt , leurs remorques seraient capelées à notre bâtiment , et nous permettraient de bien nous positionner .

 

Le " Jean Bart " , frégate de cent cinquante mètres de long , se trouve maintenant en travers du canal de la " Giudecca " . Mais aucun ralentissement se fait sentir sur le flot de petits navires nous environnant, simplement un regroupement en file plus dense qui garde sa cadence . Partant du roof timonerie , j’élargis alors mon plan sur cette vue transversale du canal . J’imagine facilement les impressions que cette vision procure à ces timoniers-appelés , à qui la Marine par ce genre d’escale offre un peu de voyage et d’exotisme . Le " Jean Bart " reprend à nouveau sa position parallèle au quai où les lance-amarres terminent bientôt leurs courses . Sous le regard et suivant certains signes du " Pacha " , les équipes de la plage avant s’activent . Ainsi durant de longues minutes , on a repris lentement les aussières , et la ville nous tenait un peu plus encore dans ses bras . Par la lenteur de cet accostage , on pourrait croire que Venise nous invite à une certaine méditation . Et que l’on soit capitaine de frégate ou simple matelot , tous deux succombent à son charme .

De passage dans l’abri navigation , j’entends déjà les gens jaser sur cette manoeuvre en plein milieu du canal , sur le décor qui nous entoure et pour lequel on n’hésite pas à coller encore plus son visage contre les vitres légèrement embuées . Mais certains parlent aussi de leurs futures soirées à la découverte de Venise " By night " , des soirées qui s’annoncent chaudes ...

Des épouses de membres de l’équipage attendent sur le quai . Elles pensent que dans quelques minutes , elles retrouveront l’homme de leur vie . Et c’est maintenant permis . Par l’intermédiaire de sa coupée arborant fièrement sa toile de pudeur où est inscrit son nom , le " Jean Bart " touche officiellement le sol vénitien . Les autorités montent alors à notre bord . Un moment plus tard , un officier se précipite au bas de la coupée . Allant au devant de sa femme , il l’accueille en l’embrassant .

La ville nous ouvrait enfin ses portes . A nous , les endroits légendaires qui sonnent au nom de " Rialto " , " Canal Grande " , pont de " l’Academià " et bien d’autres ....

 

Voilà , l’arrivée à Venise c’était ça . Et cela restera à jamais gravé dans ma mémoire , comme autant d’autres escales ou grands moments vécus à bord de ces navires " gris " qui arborent les couleurs " bleu , blanc et rouge " .

 

Retour vers escale Italie avec Corto !!!Maître Emmanuel Guyétand , octobre 1996 .

 

 

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