Louis Delaporte

 

Un amoureux fou d'Orient

 

        Rénové, restructuré et enrichi, le musée Guimet vient de rouvrir ses portes. L'histoire de ses collections se confond avec celle de pionniers, prêts à tout pour découvrir les civilisations enfouies de l'Asie. Parmi ces hommes hors pair, Louis Delaporte, officier de Marine et dessinateur talentueux, à qui revient la découverte d'Angkor et de l'art khmer. Portrait ...

 

"Tout enfant, il jouissait déjà de la beauté des choses qui l'entouraient mais son esprit prématurément réfléchi et curieux, aspira de bonne heure aux vastes horizons, aux joies de l'inconnu", écrit Hélène Savard (sous le pseudonyme de René de Beauvais) dans la biographie qu'elle consacre à Louis-Marie Delaporte, son époux.

L'appel du large, le besoin d'évasion, Louis-Marie Joseph Delaporte les a ressentis dès son plus jeune âge. Est-ce d'être né loin de la mer, à Loches, en Touraine, où son père était avocat ? Est-ce d'avoir grandi dans un milieu non seulement terrien mais conservateur dans lequel "devoir, justice, famille constituaient des vertus cardinales" ? Deux séjours de vacances au bord de la mer dans un village breton semblent avoir été déterminants.

Une vocation précoce

Ainsi, à 12 ans, le jeune Louis déclare qu'il sera marin. Par attrait des voyages sans doute plus que dans l'espoir d'une brillante carrière, selon sa biographe. Ses parents quoique étonnés ne s'opposent point à sa vocation. Le voilà donc quittant le collège d'Orléans pour entrer dans celui de Lorient qui prépare au Borda. En mai 1858, à 16 ans, il est reçu à l'École navale de Brest. A l'enthousiasme des premiers mois, succède une période de doute sur son choix de vie. Dur de naviguer quand on n'a pas le pied marin. Vague à l'âme, questionnements, désarroi... Le jeune Louis persiste cependant, probablement curieux de découvrir le monde qui l'attend, les périples et les érnotions qu'ils occasionnent. Nommé aspirant en août 1860, il embarque dès l'année suivante pour le Mexique, à bord de la Foudre. Première affectation et premier contact avec cette nature exotique qui le charmera tant en Indochine, bien plus tard car, en attendant il trouve la chaleur mexicaine intolérable et oppressante.

Un amour de l'art inébranlable

Retour en France en 1862, malade. Il se remet vite et repart à nouveau pour le Mexique sur l'Albatros. Un arrêt forcé à la Martinique lui fait cette fois apprécier la beauté des tropiques. "Il y a ici des sites charmants qui enrichiront mon album" écrit-il à ses parents. Car le jeune aspirant ne se contente pas d'être un violoniste talentueux, il est aussi un excellent dessinateur. En France, sur les bords de l'Indre où il revient se reposer, heureux de retrouver sa famille, Louis apprend qu'il doit reprendre la mer sur la Danaé. Destination : l'Islande. Il y séjournera à deux reprises et en conservera de très bons souvenirs. Mais le meilleur de sa vie est à venir. Après avoir été nommé enseigne en 1864, il part l'année suivante pour le Siam et le Cambodge comme second à bord de la Mitraille. Ce séjour, le premier en Extrême-Orient, ne le marque pas pour autant.

À la découverte d'Angkor                                                                           Delaporte3.jpg (21783 octets)

C'est en 1866 qu'a lieu le coup de foudre qui bouleverse sa vie. Choisi, en raison de son talent de dessinateur, pour faire partie de l'expédition chargée d'explorer le cours du Mékong sous le commandement du capitaine de frégate Ernest Doudart de Lagrée, Delaporte découvre le site d'Angkor. Choc émotionnel. Devant les ruines envahies par la végétation luxuriante de ces regions tropicales, il s'écrie, enthousiaste : "La réalité surpasse le plus beau rêve." Et d'expliquer plus tard dans ses écrits : "je n'admirais pas moins la conception hardie et grandiose de ces monuments que l'harmonie parfaite de toutes leurs parties…"

 

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À la découverte de l'art khmer

La révélation de tant de beauté et de splendeur est telle que Delaporte "conçoit le vaste dessin de faire connaître l'art khmer à l'Europe", aussi extraordinaire à ses yeux que celui de l'Egypte ancienne et de l'Assyrie. Et de fait, il lui consacrera désormais sa vie.

Fin 1868 : il revient d'Extrême-Orient. En reconnaissance de ses bons et loyaux services, Delaporte est promu au grade de lieutenant de vaisseau et fait chevalier de la Légion d'honneur. Quand la guerre de 1870 éclate, il est appelé à la surveillance des côtes françaises dans le Nord. Mais il n'oublie pas pour autant les spendeurs aperçues quelques années auparavant à Angkor. Son projet d'enrichir les musées de France d'une collection d'antiquités khmères est plus vivace que jamais. Bien sûr, il lui faudra retourner au Cambodge dans cette jungle étouffante de chaleur, infestée de serpents et de moustiques, mais si riche de merveilles.

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Un géant à cinq têtes et à dix bras

En 1873, avec l'appui de la société de Géographie, il obtient des ministères de la Marine, des Affaires étrangères et de l'Instruction publique, une double mission, vérifier la navigabilité du fleuve Rouge de son delta jusqu'à Yunnan et constituer la première collection officielle d'art khmer. Il lui faudra donc monter une expédition pour arracher à la forêt statues et autres sculptures provenant des ruines dispersées dans le site d'Angkor et effectuer sur les monuments en place des moulages. En mai de la même année, Delaporte s'embarque pour Saïgon, à la tête d'une petite équipe et muni de cadeaux diplomatiques destinés au roi du Cambodge-essentiellement des gravures d'après Rembrandt, Rubens, Van Eyck et des copies d'oeuvres de Poussin et de Gérard.

En juillet, à bord de la canonnière La Javeline, l'officier explorateur et les membres de l'expédition quittent Saïgon pour Angkor, escortés par une chaloupe à vapeur pleine à ras bord de maténel et d'instruments divers nécessaires pour dégager les monuments. La mission s'annonce d'autant plus difficile qu'elle doit se dérouler pendant la saison des pluies. Aidé par son équipe, Delaporte recueille des statues, dessine des linteaux, prépare des restitutions, lance une campagne de moulage. Poussant L'exploration vers le nord d'Angkor, il ramène le fameux "géant à cinq têtes et dix bras"…

L'expédition travaille d'arrache-pied dans des conditions très difficiles. Il pleut. Certains membres de l'équipe sont victimes de fiévres tropicales qui les contraignent à abandonner leur travail. Mais la moisson archéologique, documents et dessins compris, est très abondante. C'est avec des difficultés sans nom qu'elle est chargée sur la Javeline qui reprend le chemin du retour.

Angkor franchit la porte des rnuséesDelaporte6.jpg (49707 octets)

Delaporte revient avec environ soixante-dix pièces de sculpture et d'architecture qu'il affirme avoir achetées ou plutôt échangées. Commence alors pour l'officier de Marine un autre combat : faire entrer Angkor dans les musées. Car, constat évident, l'art khmer qui lui a coûté tant d'efforts, n'est pas particulièrement attendu. Le Louvre refuse d'accueillir la centaine de caisses d'antiquités débarquées à Toulon. Elles vont atterrir finalement au château de Compiègne, dans la salle des Gardes, désormais consacrée à la présentation de l'art khmer. Après avoir obtenu un congé du ministère de la Marine, Delaporte, sera chargé de son organisation. Un peu à l'étroit sans doute, les oeuvres sont cependant enfin exposées. Le rêve fou né dans l'esprit du jeune enseigne de vaisseau dix ans auparavant est enfin réalisé. Repos... Son épouse biographe de raconter ainsi la suite des évènements : "L 'Indochine, qui avait orienté la vie intellectuelle de Louis Delaporte, orienta aussi le bonheur intime et profond de sa vie. À son retour de la mission aux ruines khmères et pendant son séjour à Paris, le Dr Thorel, son excellent camarade de la mission du Mékong, le présentait à une famille amie. Quelques temps après, en 1876, le jeune officier se mariait. Il promettait de renoncer aux campagnes lointaines. Le moment venu, il prendra sa retraite comme lieutenant de vaisseau; son ambition sera désormais de goûter les joies de la famille en continuant son oeuvre archéologique." Mais la réalité est autre. Malgré sa promesse, Delaporte repart bientôt en mission sans frais en Inde, "pour y étudier les monuments au point de vue des rapprochements à faire entre l'art hindou et l'art cambodgien". En ce qui concerne ce dernier, c'est à Compiègne que les amateurs avertis vont l'admirer. Décevant pour notre explorateur. Heureusement, 1878 arrive et l'Exposition universelle s'ouvre à Paris, qui va marquer le coup d'envoi de l'intérêt du public pour l'art khmer en France. Exposées au palais du Trocadéro, les sculptures rapportées par Delaporte font un tabac, allant jusqu'à susciter des études scientifiques sur une période dont on ne savait rien. Le voilà enfin reconnu cet art si cher à notre officier de Marine ! Sauf que, finie l'exposition, les pièces ne repartent pas à Compiègne mais atterrissent dans les sous-sols du pavillon du Trocadéro. Il fallut attendre 1882 et la création d'une aile qui leur soit dévolue pour que l'art khmer ait enfin son musée.

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Découvreur de merveilles

Entre-temps, Delaporte prend sa retraite de la Royale en 1880. Mais il a fort à faire avec son oeuvre archéologique et le développement du musée. Au fur et à mesure qu'il avance dans son travail, ses documents se révèlent insuffisants. Il lui faut retourner au Cambodge, pour y "achever l'étude artistique et archéologique des anciens monuments khmers et y recueillir des oeuvres de sculpture et d'architecture destinées à compléter le musée". Mission obtenue, il repart pour quelques mois - d'octobre 1881 à février 1882 - après moult promesses à son épouse et à ses enfants de revenir sain et sauf. Cette fois encore, comme en 1873, la moisson archéologique est très riche, mais Delaporte manque de mourir. Terrassé par la fièvre, il est rapatrié d'urgence. Rideau sur le Cambodge désormais. Sa santé le lui interdit à jamais. C'est en France qu'il va continuer à enrichir son œuvre, au musée du Trocadéro où il est nommé conservateur des collections khmères. Très vite, il organise différentes missions chargées de compléter ses collections. Ses moyens financiers sont faibles mais son enthousiasme pour l'art khmer est tel qu'il réussit à susciter des dons. Grâce à lui, des pièces majeures entrent dans les collections nationales. Et en 1889, le musée Khmer devient musée Indochinois et s'ouvre largement sur l'ensemble des arts de l'Asie du Sud-Est. C'est aussi un peu grâce à lui et à l'intérêt qu'il a su éveiller pour les arts du Cambodge qu'en 1898 est fondée à Hanoï l'École d'Extrême-Orient. La création d'une école des arts cambodgiens à Pnom Penh en 1918, sous la direction du peintre Georges Groslier, concrétise un autre de ses désirs les plus chers.

 

Un héritage exceptionnel

Jusqu'à sa retraite, en 1924, Louis Delaporte dirige son musée avec peu de moyens mais avec une passion intacte. Il y passe tout son temps avec sa grande blouse blanche, soit dans le vaste mais froid sous-sol converti en atelier de moulage, soit dans son petit cabinet de travail encombré de plans et de dessins, ou encore sur le haut de l'échelle, refouillant à la gouge les détails d'ornementations. L'oeuvre monumentale qu'il consacra à l'art khmer ne prend fin qu'avec sa vie. Il meurt le 3 mai 1925 à quatre-vingt-trois ans. Sa "vie longue et utile n'avait cessé d'être pleine d'harmonie…, écrit sa biographe. Une de ses dernières recommandations fut : il faut beaucoup donner." Ce qu'il fit lui-même pour notre plus grand plaisir .

 

(par Elisabeth Grillo-Nicolini)

(Retour à l'Escale en l'Histoire)