La formation des élèves officiers

(Sources: La "Jeanne d'Arc" de Michel Bertrand editions Ouest France 1985 )

Au moment d'embarquer à bord de la "Jeanne d'Arc", les officiers-élèves, après deux années d'étude à l'Ecole navale ou à l'École militaire de la Flotte (pour les élèves recrutés par concours interne), viennent de recevoir leur premier galon d'or. Désormais, finis les cours théoriques et le " bachotage" caractéristiques d'une grande école d'ingénieurs. En six ou sept mois de campagne autour du monde, les "midships" vont s'amariner, apprendre la pratique du métier des armes, du commandement et de la technique (électronique, informatique, armement, électricité, machines). En somme, ils passent de l'étude au "stage d'entreprise" avant de recevoir leur première affectation et leur premier poste de responsabilité sur un bâtiment de la flotte.

Tout joyeux de se trouver libérés d'une vie sédentaire, malgré le sport, les régates et les exercices divers auxquels ils ont été entraînés, les jeunes enseignes de vaisseau, revêtus de leur uniforme numéro un flambant neuf et les cheveux taillés selon la coupe la plus réglementaire, se retrouvent avec les officiers des autres corps qui embarquent avec eux pour la première fois : médecins reconnaissables au velours cramoisi sur lequel sont posés leurs galons de manche, commissaires dont la couleur distinctive est le brun, ingénieurs de l'armement (depuis la suppression du corps des ingénieurs du Génie maritime) caractérisés par des parements noirs, enfin administrateurs des Affaires maritimes voués au gris clair. On dénombre encore une vingtaine de stagiaires étrangers. En tout, c'est 170 à 180 officiers-élèves qui partent chaque année à la découverte du monde, de leur propre valeur et capacité tout en représentant la France dans les pays étrangers où la "Jeanne " fera escale. Il y a de quoi avoir le coeur battant le jour du départ, tandis que le bâtiment reçoit traditionnellement la visite du chef d'état-major de la Marine, du préfet maritime et parfois du ministre de la défense.

Pour la première croisière de la nouvelle "Jeanne d'Arc" (campagne 1964-1965) l'amiral Cabanier et le ministre des Armées Pierre Messmer s'étaient déplacés de Paris pour venir saluer le départ du navire fixé au 9 novembre. Dans un discours prononcé à bord devant un parterre de "midships" attentifs, le ministre évoqua le rôle de représentation dévolu aux jeunes élèves: "L'amour-propre national des jeunes ambassadeurs de France que vous serez dans les mois à venir - souligna Pierre Messmer qui fut lieutenant à Bir-Hakeim -sera satisfait à la pensée que le pavillon français va flotter outre-mer à la poupe d'un bâtiment dont la conception hardie est sans précédent. L'alliance, sur ce porte-hélicoptères, d'un nom glorieux et de la technique navale la plus récente me paraît constituer un heureux symbole du dynamisme et de la pérennité de notre Marine, symbole qui ne peut que frapper l'étranger et servir le prestiqe de la France".
Et le ministre poursuivait: " M'adressant aux enseignes de vaisseau, et aux ingénieurs de la Marine, je leur rappellerai que dans quelques mois ils perdront leur état d'élève pour celui d'officier auquel ils aspirent depuis qu'ils l'ont librement choisi. Cette mutation impose la prise de conscience de valeurs et de grandes notions bien souvent rappelées parmi lesquelles il en est une qu'ils devront avoir constamment présente à l'esprit, celle de "responsabilité.". En sortant d'ici, messieurs, vous n'aurez plus derrière vous un mentor pour relever et corriger vos erreurs; vous serez seuls face à votre tâche, responsables vis-à-vis de vos chefs de vos actes et de vos décisions, et s'il y a faute, ses conséquences, dans votre métier, peuvent être d'une extrême gravité. M'adressant aux officiers élèves des autres corps de la Marine qui ont le privilège de participer à ce cycle d'application, je leur dirai qu'ils vont avoir l'occasion de bénéficier d'un enseignement pratique qui leur permettra d'acquérir les connaissances maritimes de base nécessaires à leurs activités futures."

Sur la "Jeanne", les élèves-officiers vont "peaufiner" leur formation, asseoir la légitimité de leur autorité... Cela représente une cassure par rapport aux années précédentes. Il s'agit désormais d'appréhender la réalité. En s'intégrant dans la vie à bord, les officiers vont prendre un poste sur un bâtiment, ce ne sont déjà plus des ingénieurs. A bord il s'agit surtout de savoir être et non plus de simple savoir faire ou de savoir tout court.

Les officiers élèves sont répartis par poste de douze. Au cours de ces quelques mois, ils vont tourner successivement dans tous les postes : P.C, secrétariat, passerelles, machines,... bref tous les rouages du navire.

Quatorze officiers instructeurs sont là pour veiller sur leur "progéniture", ayant constamment présent à l'esprit le programme de formation des élèves afin de les préparer aux futures responsabilités qui seront les leurs dans quelques mois: chef de quart, adjoint du responsable à l'énergie, officier de détail (vie à bord), officier chef de service, capitaine de compagnie... Les officiers-élèves doivent assimiler toutes ces connaissances pratiques par une observation active de toutes les activités du bord. Pour les instructeurs, il s'agit d'expliquer le plus clairement possible, au besoin de revenir sur tel ou tel point qu'un "midship" n'aura pas bien compris, commenter les résultats obtenus, stimuler l'attention, être sûr que personne n'est "à la traîne". Choisis pour leurs qualités pédagogiques et leurs connaissances étendues, tous les officiers instructeurs se donnent sans compter à leur tâche de formation. Ils n'ont que quelques mois pour y parvenir.

Concrètement, la "Jeanne" fonctionne avec un double système, de formation continue et de formation générale. Ainsi, du premier au dernier jour de la Campagne, aucun "temps mort" n'est prévu (même les loisirs sont "programmés"), la vie étant rythmée par l'exercice pratique de la navigation (savoir et savoir faire), la sécurité (de façon continuelle), les opérations (détection, transmissions, etc), le sport, des cours d'anglais, le quart à la mer, le service d'officier de garde.

Pour ce qui est de la formation générale, la culture générale est privilégiée. On s'efforce dans ce sens de donner aux élèves le goût de l'Histoire par des, exposés de professeurs, des audio-visuels, des conférences données à bord. L'amatelotage se fait avec une compagnie : missiles, artillerie, etc. Les élèves passent alternativement dans toutes les affectations : compagnies, CSI, administration, machines-énergie, lutte antiaérienne et anti-surface, lutte anti-sous marine, embarquement sur le navire conserve.

Il s'agit en même temps de faire face aux adaptations techniques en constante évolution, en particulier dans le domaine électronique et informatique. Les besoins de la Marine sont sans cesse redéfinis depuis cent ans. La "Jeanne" reste un bâtiment moderne et performant. En France, le système qui a prévalu est celui des "Grandes Écoles" adopté depuis 1864. Parmi les bâtiments célèbres de "l'École d'application", citons le croiseur mixte Iphigénie (1884-1900) et le croiseur-cuirassé Jeanne d'Arc (1912-1928) qui s'illustra en 1915 aux Dardanelles.

C'est ce qui fait la différence avec d'autres marines étrangères, plus pragmatiques (États-Unis, Grande-Bretagne) qui recrutent leurs futurs officiers entre seize et dix-huit ans ou à leur sortie d'université. On s'efforce de leur donner en quelques années une culture militaire et maritime à quoi s'ajoutent des exposés oraux de culture générale, puis on les "jette à l'eau" (au sens propre du terme) avec une première affectation à la mer où ils devront passer à la pratique sans transition. A chacun sa méthode...

A l'issue de l'École d'application, chaque élève a un rang de sortie, le classement final se faisant en combinant le rang de sortie à L'Ecole Navale et celui de la"Jeanne d'Arc". Les "midships" sont notés sur leurs aptitudes en opérations (trans, ASM, miss., C.O.) ainsi qu'en navigation (les différentes notes données par chaque instructeur" montent" vers le commandant). Les élèves sont également notés sur leur comportement et l'étendue de leurs connaissances. Enfin, le directeur des études note chaque Enseigne. Le commandant donne son appréciation et annonce officiellement le classement, lui-même ayant eu le temps de connaître et d'apprécier chaque élève, notamment sur la passerelle où il se tient le plus souvent. Naturellement, le directeur des études et le commandant en second connaissent personnellement chaque officier-élève ce qui entraîne une bonne cohérence quant aux appréciations et sur la façon de "mener l'Ecole".

Il faut ajouter que les officiers-mariniers (dont un très petit nombre participe directement à l'instruction) et l'équipage se sentent de par leur place sur la "Jeanne" (une affectation recherchée et qui doit se mériter) au service des élèves, ces jeunes "midships" encore inexpérimentés et qu'ils appellent avec un familiarité affectueuse, les "mimi".

Le retour à Brest, au milieu des remorqueurs embarquant familles et amis, marqué par le salut de tous les bâtiments sur rade, donne lieu à une réception officielle mais toujours chaleureuse des autorités, tant militaires (préfet maritime, amiral commandant l'escadre, major général) que civiles (député, maire, élus locaux, préfet). Brest, ce jour-là est en liesse et il y a grande animation en ville, comme Si la Penfeld, Recouvrance, la rue de Siam, se donnaient un air de fête pour accueillir leurs "midships" où l'on compte nombre de fils de la Bretagne.


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