" Allez en Barbarie apprendre la patience et la philosophie"
" En route " : aquarelle et gouache sur mine de plomb. Musée du Louvre, album d'Afrique du Nord et d'Espagne.
Pourtant les nombreux tableaux marocains que Delacroix réalise dès son retour ont tous "jaillis " de ses carnets: La Halte des muletiers (1839), le Marchand d'oranges (1852-53), le portrait de l'empereur Abd AlRahman, le Marocain sellant son cheval (1855) ou les Chevaux à l'abreuvoir (1862). Qu'il s'agisse de l'animation d'une Noce juive au Maroc (1837-41), de la délicate mélodie d'une scène de Musiciens juifs de Mogador (1847), du tourbillonnement frénétique des Comédiens boufffons arabes (1848), la plus grande part de l'oeuvre postérieure au voyage au Maroc (d'aucuns diront la totalité) est en germe dans les Carnets de voyage.
On voit résurgir des souvenirs marocains jusque dans les grandes fresques allégoriques commandées à son retour pour le Palais-Bourbon, ou celles de la bibliothèque du Palais du Luxembourg. Dans telle composition, son Ovide a quasiment une figure d'Arabe ; dans telle autre, ses bergers ressemblent fort à ceux qu'il avait esquissés entre Tanger et Meknès. On croit parfois reconnaître les flancs de l'Atlas... Le Maroc a confirmé dans l'oeuvre de Delacroix la maîtrise de la lumière, la flambloyance de sa palette et la fougue un peu barbare de son pinceau. Cette étape capitale lui fait bannir les ombres terreuses qu'il a affectionnées dans sa jeunesse romantique. Comme le souligne René Huyghes (3), chez Delacroix, " le soleil chasse les ombres fumeuses des romantiques."
Marocain de Tanger (mine de plomb et aquarelle. Collection particulière.
Art pictural "Un tableau de Delacroix ( ) vous pénètre déjà d'une volupté surnaturelle. Il vous semble qu'une atmosphère magique a marché vers vous et vous enveloppe. Sombre, délicieuse pourtant, lumineuse, mais tranquille, cette impression, qui prend pour toujours sa place dans votre mémoire, prouve le vrai, le parfait coloriste." Charles Baudelaire, Salon de 1845 |
Chef marocain (aquarelle et mine de plomb). Collection particulière.
Son bref passage en terre marocaine aura été pour Delacroix une double révélation : celle de la nature et celle de la lumière. Mais sans doute peut-on en compter une troisième, plus intérieure cette fois-ci. Apprenant que Paris étant en proie à des émeutes et à une agitation politique, Delacroix n'écrivait-il pas, dans une lettre datée du 5 juillet 1832: " Eh bien! vous vous battez et conspirez; fous ridicules que vous êtes ! Allez en Barbarie apprendre la patience et la philosophie". Si Delacroix, que Baudelaire tenait pour " le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes", n'a jamais été le chef de file d'une école picturale, il ne fait pas de doute que son oeuvre annonce les tendances nouvelles de l'art : impressionnisme et art moderne.
Campement à El-Arba AïnDalia, près de Tanger.
Musée du Louvre, album d'Afrique du Nord et d'Espagne.
Stéphanie Dulout.
(1) Maurice Arama, Le Maroc de Delacroix, Jaguar, 1987.
(2) Charles Baudelaire, " Salon de 1845 ", " Eugène Delacroix " in Curiosités esthétiques, Garnier, 1962, 1986.
(3) Delacroix au Maroc, collectif, éditions Rabat, 1963.
Maurice Sérullaz, Delacroix, Fayard, 1989. Guy Dumur, Delacroix et le Maroc, Herscher,1989.